Il fut transfiguré devant eux

Frères et sœurs, que faire lorsque nous éprouvons le poids de notre finitude, avec son lot de difficultés qui pourraient nous pousser vers la déprime, le désespoir, la révolte ? Croire et espérer. Alors que nous nous sommes engagés dans le combat pour la conversion il y a dix jours, et que le Christ nous a montrés dimanche dernier qu’il nous était possible d’en sortir vainqueurs avec lui, peut-être avons-nous déjà rencontré quelques difficultés ou essuyé quelques échecs qui pourraient nous faire douter de cette victoire. Aussi le Seigneur nous rappelle-t-il aujourd’hui le but  de notre marche à travers le désert – la divinisation, et le chemin pour atteindre ce but- l’écoute de sa Parole. Le Christ transfiguré nous le révèle sur le Thabor, qui signifie « nombril », le lieu où est manifestée son identité la plus profonde. Jésus a beau être pleinement homme, il est aussi une Personne divine, comme le concile de Chalcédoine l’a déclaré solennellement en 451. La blancheur éclatante de ses vêtements symbolise sa divinité, et c’est pourquoi nous revêtons un vêtement blanc le jour de notre baptême. Les 3 p du Carême (prière, partage et privation) doivent nous conduire jusqu’au P de la Pâques, qui signifie Passage : du péché à la sainteté, de la mort à la vie, et de l’homme à Dieu. Un jour nous aussi, nous réaliserons notre grand Passage, et nous serons transfigurés : « lorsque le Fils de Dieu paraîtra, nous serons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu’il est. » (1 Jn 3,2) Mais avant de voir Dieu et d’être alors divinisés, il nous faut accepter de cheminer humblement sur cette terre avec la Foi, qui consiste à écouter le Seigneur. C’est pourquoi ce 2ème dimanche de Carême est chaque année non seulement celui de la Transfiguration, qui nous indique notre but, mais aussi celui d’Abraham, le « père des croyants » (Rm 4,11), qui nous indique le chemin. Méditons d’abord sur la vision de Dieu (notre Espérance), et ensuite sur la manière d’y parvenir, l’écoute de Dieu (notre Foi).

 

« Je veux voir Dieu ». Cette parole célèbre de sainte Thérèse d’Avila exprime notre but. Du plus profond de nous-mêmes, nous désirons voir Celui qui nous a créés, afin de devenir semblables à Lui. Mais alors que toutes les religions façonnaient des dieux selon leurs imaginations, le Seigneur a dit à son peuple : « Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux » (Ex 20, 4) ou encore : « on ne peut pas me voir sans mourir. » (Ex 33,20). Pourtant, il a été donné à deux hommes le privilège de s’approcher de Dieu. Moïse, d’abord, dans la tente de la rencontre, « parlait au Seigneur face à face, comme un homme parle à son ami.» (Ex 33,11) Cependant, lorsqu’il Lui demanda : « fais-moi de grâce voir ta gloire » (Ex 33,18), il lui fut permis de Le voir seulement de dos. Elie, ensuite, se couvrit le visage de son manteau lorsque le Seigneur lui apparut dans la brise légère (1R 19,13) Pas étonnant que ces deux personnages soient présents sur le Thabor au moment où Jésus est transfiguré, avec la nuée  qui rappelle celle qui entourait la Tente de la rencontre au désert. Si Moïse représente la Loi et Elie les Prophètes, les deux parties les plus importantes de l’Ancien Testament, tous deux sont avant tout des intimes du Seigneur. Désormais, leur désir est assouvi, car c’est seulement avec le Christ que Dieu se rend visible : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14,9) dira Jésus. Ils sont aussi les deux témoins que la Loi exigeait pour rendre témoignage à quelqu’un. Jésus est celui dont ils avaient préparé la venue, le nouveau Moïse, qui nous donne la Loi des Béatitudes, et le nouvel Elie (à la suite du Baptiste), qui nous appelle à la conversion. Enfin, ils sont des figures de la résurrection, car on ne sait où Moïse a été enterré, et Elie a été emmené dans un char de feu.

La vision de Dieu nous sera accordée après notre mort, si nous Le laissons purifier notre cœur d’ici là. Pourtant, déjà sur cette terre, il nous est donné des moments où nous avons le sentiment de « voir » Dieu, tellement nous ressentons sa présence. Ce sont des moments « mystiques » où les nuages de nos doutes et de nos épreuves disparaissent et où le soleil divin brille dans nos cœurs. A ces moments-là, nous voudrions faire comme Pierre, dresser des tentes pour demeurer sans cesse dans cet état de bonheur ineffable… Mais tôt ou tard, on se retrouve avec Jésus seul, et le Père nous laisse cette parole : « Écoutez-le » !

 

« Écoutez-le », voilà précisément le rôle de la Foi. Trois fois par jour, depuis des millénaires, les Juifs récitent cette prière : « Écoute, shema, Israël ». Ils prennent exemple sur leur ancêtre Abraham, qui sut écouter le Seigneur en toutes circonstances. Aujourd’hui, nous avons entendu son premier appel : « Pars de ton pays, laisse ta famille et la maison de ton père, va dans le pays que je te montrerai. » (1° lect.) Abraham a sans doute éprouvé la peur de tout quitter pour obéir à ce Dieu qu’il ne connaissait pas encore. Pourtant, il Lui a fait confiance, fort de la promesse de recevoir toutes ses bénédictions (le mot apparaît 5 fois) et ce premier acte de Foi a été suivi de beaucoup d’autres. Voilà pourquoi Abraham est « notre père à tous » (Rm 4,16).

Par définition, la Foi implique d’accepter une certaine part de risque, d’obscurité et d’épreuves. L’expression utilisée par le Père pour désigner Jésus, « mon bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir » renvoie aux chants du Serviteur du livre d’Isaïe. Alors que « Fils bien-aimé » renvoie au roi David et à la gloire, le mystérieux Serviteur évoque la souffrance[i]. C’est ainsi que Paul exhorte Timothée à prendre sa part « de souffrance pour l’annonce de l’Évangile » (2° lect.). Son disciple était apparemment trop « installé » confortablement dans sa position d’évêque de Chypre. De même, autant Pierre et les autres apôtres étaient prêts à demeurer sur la montagne dans des tentes, autant ils ne l’étaient pas à partager les souffrances que leur Maître allait bientôt endurer. L’épisode de la Transfiguration se situe juste après la première annonce de la Passion, à Césarée de Philippes. Souvenons-nous comment Pierre avait réagi : « prenant Jésus à part, il se mit à lui faire de vifs reproches : “Dieu t’en garde, Seigneur ! cela ne t’arrivera pas.” » (Mt 16,22) Et Jésus avait réagi avec force à son tour : « Passe derrière moi, Satan, tu es un obstacle sur ma route ; tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » (Mt 16,23) Et il avait ajouté : « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. » (Mt 16,24) Si Jésus n’a emmené que Pierre, Jacques et Jean sur le Thabor, c’est parce qu’il veut les aider à se préparer aux évènements qui approchent. Ils sont dans la « nuit de la Foi », une expression chère aux mystiques parce qu’ils l’ont tous traversée. Le sommeil accablant qui les saisit sur le Thabor symbolise cette nuit pendant laquelle Dieu travaille leurs cœurs. Et s’il leur demande ensuite de ne parler de cet événement à personne, c’est parce qu’ils doivent le méditer d’abord en eux-mêmes, cultiver leur vie intérieure. Ces trois mêmes apôtres seront bientôt avec Jésus sur un autre mont – celui des Oliviers où se situe le jardin de Gethsémani – au moment où il sera non plus trans- mais dé-figuré par l’angoisse… Ce jour-là, ils auraient pu se souvenir du Thabor pour garder leur courage, mais ils ne verront même pas le visage angoissé et suant le sang de leur maître, car ils dormiront à nouveau. Ce sommeil-là, contrairement à celui du Thabor, sera celui de leur péché, car Jésus leur aura demandé auparavant de veiller. Ils ont refusé de l’écouter, malgré la demande du Père.

 

Ainsi, frères et sœurs, le Seigneur nous conforte aujourd’hui dans l’Espérance de le voir un jour face à face, et d’être transfigurés et divinisés à notre tour. En attendant ce moment, cependant, Il nous appelle à l’écouter dans la Foi, et à marcher avec lui en renonçant à nous-mêmes  et en prenant nos croix. N’oublions pas que c’est Lui qui, le premier, croit et espère en nous. Pendant ce Carême, prenons le temps de méditer sa Parole et de la laisser résonner dans le silence de notre cœur. Acceptons de marcher dans la direction que le Seigneur nous aura indiquée, même si elle nous semble obscure, sûrs qu’Il ne nous abandonnera pas. Et si notre marche devient trop difficile, souvenons-nous de tous les « Thabor » que nous avons vécus : lors d’un moment de prière, de notre profession de Foi ou de notre confirmation, d’une eucharistie, d’un grand rassemblement comme le Frat ou les JMJ… Le souvenir de ces rencontres avec le Seigneur nous transfigurera à nouveau, et nous serons fortifiés pour redescendre dans les plaines de nos vies quotidiennes. AMEN.

[i] Cette expression « mon Fils bien-aimé, en qui je trouve toute ma joie. Ecoutez-le » désigne Jésus comme le Messie : pour des oreilles juives, cette simple phrase est une triple allusion à l’Ancien Testament ; car elle évoque trois textes très différents, mais qui étaient dans toutes les mémoires ; d’autant plus que l’attente était vive au moment de la venue de Jésus et que les hypothèses allaient bon train : on en a la preuve dans les nombreuses questions qui sont posées à Jésus dans les évangiles.

« Fils », c’était le titre qui était donné habituellement au roi et l’on attendait le Messie sous les traits d’un roi descendant de David, et qui régnerait enfin sur le trône de Jérusalem, qui n’avait plus de roi depuis bien longtemps.

« Mon bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir », évoquait un tout autre contexte : il s’agit des « Chants du Serviteur » du livre d’Isaïe ; c’était dire que Jésus est le Messie, non plus à la manière d’un roi, mais d’un Serviteur, au sens d’Isaïe (Is 42,1).

« Ecoutez-le », c’était encore autre chose, c’était dire que Jésus est le Messie-Prophète au sens où Moïse, dans le livre du Deutéronome, avait annoncé au peuple « C’est un prophète comme moi que le Seigneur ton Dieu te suscitera du milieu de toi, d’entre tes frères ; c’est lui que vous écouterez » (Dt 18, 15).

M. N. Thabut