Choisissons la meilleure part

Frères et sœurs, quelle part voulons-nous choisir ? Celle de Marthe ou celle de Marie ? Ne nous méprenons pas, la première est celle non du service – car nous sommes tous appelés à servir, c’est notre part à tous – mais celle de l’inquiétude et de l’agitation. C’est cela que Jésus reproche à Marthe : « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. » Dans la parabole du semeur, il compare les soucis à des ronces qui étouffent notre cœur et empêchent sa Parole de porter du fruit[i]. La part que Marie a choisie est celle de la méditation et de la contemplation, caractéristiques de la vie intérieure, la seule qui est « nécessaire » et qui ne peut nous « être enlevée ». Même si on nous ôte la liberté physique en nous mettant en prison, on ne peut nous ôter la liberté intérieure. Mais celle-ci est difficile à conquérir. Dans La France contre les robots, paru en 1947, Georges Bernanos accuse la civilisation moderne d’être « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ».  72 ans plus tard, ce constat est encore plus vrai. L’explosion des burnouts et le recours de plus en plus fréquent au yoga et aux pratiques de méditation orientales (qui peuvent avoir des effets positifs) en sont des signes éloquents. Même en période de vacances, nous pouvons nous soucier et nous agiter pour bien des choses… Nous sommes donc appelés à une véritable conversion pour ne pas sombrer dans les soucis et l’agitation et pour cultiver en nous la vie intérieure. Cette conversion se joue à 3 niveaux : la prière d’abord, la rencontre de l’autre ensuite, et l’exercice de nos activités quotidiennes enfin.

 

Pour commencer, la vie intérieure se nourrit par la prière, avec notamment l’écoute de la parole de Dieu, à l’instar de Marie qui écoute Jésus. Deux écueils sont à éviter : le premier est de ne pas prier, par manque de temps ou de motivation ; le second est de prier sans être vraiment présent au Seigneur, pour se donner bonne conscience. Le curé d’Ars a écrit dans son catéchisme sur la prière : «On en voit qui se perdent dans la prière comme le poisson dans l’eau, parce qu’ils sont tout au bon Dieu. Dans leur cœur, il n’y a pas d’entre-deux. Oh ! que j’aime ces âmes généreuses ! Saint François d’Assise et sainte Colette voyaient notre Seigneur et lui parlaient comme nous nous parlons. Tandis que nous, que de fois nous venons à l’église sans savoir ce que nous venons faire et ce que nous voulons demander !… Il y en a qui ont l’air de dire au bon Dieu ‘Je m’en vais vous dire deux mots pour me débarrasser de vous’». Lorsque nous sommes réellement présents au Seigneur, « la prière élargit notre cœur et le rend capable d’aimer Dieu. La prière est un avant-goût du ciel, un écoulement du paradis. Elle ne nous laisse jamais sans douceur. C’est un miel qui descend dans l’âme et adoucit tout. Les peines se fondent devant une prière bien faite, comme la neige devant le soleil. La prière fait passer le temps avec une grande rapidité, et si agréablement, qu’on ne s’aperçoit pas de sa durée. » Au contraire, une prière faite machinalement est aride et semble longue. Certes, il arrive que la prière soit aride, même pour les saints (souvenons-nous de mère Teresa qui connut cette sécheresse pendant des décennies), mais cet état n’empêche pas la paix intérieure.

 

Deuxièmement, la vie intérieure se nourrit par la rencontre de l’autre. La vraie rencontre. Il nous arrive en effet d’être avec quelqu’un sans qu’il y ait une véritable rencontre. Ce n’est pas une question de parole (on peut être très présent à l’autre dans le silence et absent malgré un flot de paroles), mais d’attention. Le manque d’attention lui-même peut être dû à la fatigue, ou au manque de respect ou d’intérêt. Observons Abraham. Lorsqu’« il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui », il aurait pu faire semblant de ne pas les voir, et continuer sa sieste, alors que « c’était l’heure la plus chaude du jour » (1° lect.) Au contraire, « dès qu’il les vit, il courut à leur rencontre depuis l’entrée de la tente, se prosterna jusqu’à terre » et leur offrit l’hospitalité, assortie d’un somptueux repas. Quel exemple magnifique, que certains reproduisent aujourd’hui en accueillant chez eux des migrants, prenant ainsi le risque de la rencontre ! En accueillant ces étrangers qui parlent tantôt au pluriel et tantôt au singulier (une des premières évocations bibliques de la Trinité), c’est le Seigneur Lui-même qu’Abraham a reçu. Pour son geste,  Abraham a été récompensé au centuple puisque le voyageur lui promit alors la naissance prochaine du fils qu’il espérait depuis si longtemps.

 

Troisièmement, la vie intérieure se nourrit par nos activités quotidiennes. On s’est aperçu que le burnout ne s’explique pas tant par un excès de travail que par une mauvaise façon de réaliser ce travail i.e. à la façon de Marthe, dans les soucis et l’agitation. Certes, nous devons tout faire pour exercer un travail et des activités qui nous plaisent. Mais soyons lucides : nous aurons toujours une part de ceux-ci qui ne nous plaira pas spontanément. Lorsqu’on choisit de devenir médecin, on rêve de passer tout son temps à soigner des personnes, et on découvre d’abord le poids des longues études, et plus tard une quantité d’obligations administratives à remplir. Lorsqu’on choisit de répondre à l’appel du Seigneur pour devenir prêtre, on rêve de passer tout son temps à prêcher l’évangile, et on découvre une foule d’autres missions à remplir. Dans ces conditions, nous pouvons soit subir le réel qui nous déplaît, soit choisir de le vivre positivement. L’empereur Marc Aurèle, qui nourrissait sa vie intérieure par la lecture de philosophes stoïciens, a écrit : « Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé, le courage de changer ce qui peut l’être, et la sagesse de distinguer l’un de l’autre ».

Cette attitude change tout et peut même nous donner d’aimer la souffrance. C’est ainsi que Paul peut écrire aux Colossiens : « maintenant je trouve la joie dans les souffrances que je supporte pour vous ; ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair, je l’accomplis pour son corps qui est l’Église » (2° lect.). Paul n’est pas masochiste, il ne recherche pas la souffrance, mais il l’accepte avec joie car il sait qu’elle accompagne inéluctablement sa recherche du Royaume.

 

Pour conclure, frères et sœurs, nous ne devons pas choisir entre Marie et Marthe, mais être l’une et l’autre. La vie intérieure et la vie « extérieure », caractérisée par le service, se nourrissent mutuellement. Mais il y a une hiérarchie : « Tu aimeras le Seigneur de toutes tes forces » vient avant « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». « Dieu premier servi » disait sainte Jeanne. Les grands saints ont tous été des hommes et des femmes à la fois contemplatifs et actifs. Quand on admire un bel arbre, on ne voit pas ses racines mais si elles n’étaient pas solidement implantées dans le sol, il tomberait au premier coup de vent. Saint Paul n’a pu exercer sa mission aux 4 bouts du monde et atteindre la maturité spirituelle évoquée plus haut que parce qu’il avait d’abord passé plusieurs années dans le désert d’Arabie, après sa conversion (cf Ga 1,17) et qu’il n’a cessé de prendre le temps de la prière, notamment lors de ses séjours en prison et pendant ses longs voyages. Alors choisissons toujours la meilleure part, celle qui consiste à s’unir au Seigneur, d’abord dans la prière, mais aussi dans la rencontre des autres et dans toutes nos activités. C’est ainsi que nous goûterons la paix et la joie intérieures, que rien ni personne ne pourra nous ravir. AMEN.

[i] Cf la parabole du semeur : « ce qui est tombé dans les ronces, ce sont les gens qui ont entendu, mais qui sont étouffés, chemin faisant, par les soucis, la richesse et les plaisirs de la vie, et ne parviennent pas à maturité. » (Lc 8, 14)

Cf aussi la conclusion de la parabole du figuier qui bourgeonne : « tenez-vous sur vos gardes, de crainte que votre cœur ne s’alourdisse dans les beuveries, l’ivresse et les soucis de la vie, et que ce jour-là ne tombe sur vous à l’improviste » (Lc 21, 34)

Cf aussi cet apophtegme : « Abba Sisoës dit : “Deviens quantité négligeable, jette derrière toi ta volonté propre, et ne t’inquiète pas des soucis de ce monde et tu obtiendras la paix intérieure” ».