Qu’as-tu fait de ton frère ?

Qu’est-ce que l’Eglise, frères et sœurs ? L’Eglise, ce n’est pas une mafia, c’est une famille. Il est  difficile à la fois d’entrer et de rester dans une mafia, parce qu’il y a des règles strictes à respecter sous peine d’être puni, et même d’en sortir, parce que ceux qui cherchent à le faire sont souvent harcelés ou éliminés. Dans l’Eglise, chacun est libre, mais cela ne signifie pas qu’on peut faire n’importe quoi. Il y aussi des commandements à respecter, ceux de l’Amour. Comme saint Paul l’écrit 2 fois dans un court passage aux Romains, « celui qui aime les autres a pleinement accompli la Loi » (2° lect.). Que faire lorsqu’un membre enfreint la Loi de l’Amour ? Deux écueils sont à éviter. Le premier est de ne rien faire. Les parents et les éducateurs savent qu’il est plus confortable de ne pas voir le mal que de le redresser. Et notre société occidentale proclame « chacun sa route, chacun son chemin », comme la société hindouiste où chacun suit son karma sans s’occuper de celui des autres (contrairement à certaines sociétés africaines où on peut reprendre un enfant dans la rue, même si ce n’est pas le sien). Le deuxième écueil est de vouloir éliminer l’auteur du mal en même temps que le mal lui-même, comme les moissonneurs qui voulaient arracher l’ivraie en même temps que le bon grain[i]. Ce que le Christ nous demande, ce n’est ni d’ignorer le mal, ni de condamner son auteur, mais de l’aider à ne plus le commettre. Pourquoi ? D’abord parce que le péché blesse celui qui le commet. Ensuite parce que le péché blesse aussi l’Eglise elle-même, et ceux du dehors qui la regardent[ii] : que nous le voulions ou non, nous sommes tous liés les uns aux autres, comme les membres d’un seul Corps, et comme le démontre l’effet papillon, cette théorie selon laquelle un battement d’ailes de papillon au Brésil peut provoquer une tempête au Texas. La pandémie actuelle nous le rappelle de façon très crue. « Qu’as-tu fait de ton frère ? »  demande le Seigneur à Caïn, qui lui répond : « Je ne sais pas. Est-ce que je suis, moi, le gardien de mon frère ? » (Gn 4,9) Oui, nous sommes tous gardiens et responsables les uns des autres, comme le Petit Prince est responsable de sa rose et comme on demande à un enfant de s’occuper de son petit frère ou de sa petite sœur. Comment y parvenir ? Le Christ nous propose un cheminement en 5 étapes.

 

Pour commencer, il me faut éviter le péché, c’est-à-dire d’enfreindre la Loi de l’Amour. Jésus a eu des paroles radicales dans le passage qui précède celui que nous venons d’entendre: « Si ta main ou ton pied t’entraîne au péché, coupe-le et jette-le loin de toi. Il vaut mieux pour toi entrer dans la vie éternelle manchot ou boiteux, que d’être jeté avec tes deux mains ou tes deux pieds dans le feu éternel. » (Mt 18,8) Mon propre péché peut entraîner au mal les « petits » qui sont à côté de moi. Inversement, ma sainteté peut les entraîner au bien : « attire-moi, nous courrons » écrit sainte Thérèse en reprenant le Cantique des cantiques (1,4).

Mais je ne peux me contenter de mon propre salut. La 2ème étape consiste à reprendre mon frère qui a péché, d’abord seul à seul. Il faut commencer par ce dialogue à deux, d’abord pour éviter à mon frère d’éprouver de la honte aux yeux de tous, et pour comprendre les tenants et aboutissants de ses actes. « Si ton frère a commis un péché[iii], va lui parler seul à seul et montre-lui sa faute. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère. » La tentation, lorsqu’un membre d’une  communauté a commis un péché, c’est d’en parler à un autre membre,  qui va lui-même en parler à un autre… et ainsi de suite, jusqu’à ce que toute la communauté soit au courant avant même que le « coupable » présumé soit lui-même informé ! Peut-être n’a-t-il pas réellement commis de péché (notre jugement est tellement partiel), ou peut-être a-t-il commis un péché dont il n’a pas encore pris conscience, trop tard, la médisance a déjà fait son œuvre… Je dois reprendre mon frère qui pèche, non pour le condamner, mais pour l’inviter à la conversion. Certes, c’est risqué, car je peux le blesser dans son amour propre, et je peux être blessé moi-même s’il me rejette violemment. Mais le salut de mon frère est à ce prix. C’est le sens de la mission d’Ezéchiel (1° lect[iv].) Saint Paul en était profondément conscient, lui qui écrit aux Corinthiens: « Avec les faibles, j’ai été faible, pour gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous pour en sauver à tout prix quelques-uns. » (1 Co 9,22)[v] C’est ainsi que saint Dominique « gagna » son premier frère, en discutant toute une nuit avec un Cathare dans une auberge du sud de la France[vi].

La 3ème étape est un dialogue en petit groupe, à trois ou quatre : « S’il ne t’écoute pas, prends encore avec toi une ou deux personnes afin que toute l’affaire soit réglée sur la parole de deux ou trois témoins. ». Cette nouvelle étape permet d’élargir ma subjectivité, avec d’autres regards pour mieux comprendre mon frère, et d’autres paroles qui le toucheront peut-être davantage. N’oublions pas que Jésus avait envoyé ses apôtres deux par deux.

La 4ème étape est le jugement de toute la communauté. Le mot « jugement » est à prendre ici au sens noble, car il s’agit bien de juger si mon frère fait toujours ou non partie de la communauté. Certes, nous sommes membres de l’Eglise par notre baptême, mais le Christ a dit aussi : « Celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est pour moi un frère, une sœur et une mère. » (Mt 12,50) Le baptême n’est pas magique, il doit être accompagné d’un engagement à vivre selon l’évangile. Si mon frère refuse de le faire, ce n’est pas la communauté qui l’exclue, c’est lui qui s’exclue lui-même : « s’il refuse encore d’écouter l’Église, considère-le comme un païen et un publicain. » Jésus déclare ici que la communauté possède ce pouvoir de jugement, pouvoir de lier et de délier (c’est-à-dire le pouvoir judiciaire, dans le langage des rabbins), qu’il avait d’abord donné dans les mêmes termes à Pierre après sa confession de foi à Césarée de Philippes.

Tout est-il terminé ? Non, il reste une 5ème étape. Souvenons-nous que Jésus était « l’ami des publicains et des pécheurs » (Mt 11,19), qu’il a tout fait pour les ramener au bercail, comme des brebis perdues (parabole qui précède immédiatement l’évangile d’aujourd’hui). Ce n’est parce que mon frère ne fait plus partie de la communauté qu’il n’est plus aimé par elle, bien au contraire. Que reste-t-il encore pour le ramener ? La prière. Certes, celle-ci était importante dès le départ, avant même d’aller rencontrer mon frère en tête à tête, afin que mes actes et mes paroles soient vraiment inspirés par l’Esprit d’Amour. Mais ici, il s’agit de la prière communautaire. Jésus nous assure que si deux d’entre nous « sur la terre se mettent d’accord pour demander quelque chose, ils l’obtiendront de mon Père qui est aux cieux. Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux. » Pendant le confinement, certains ont pris l’habitude de regarder la messe à la télévision, et ont été tentés ensuite de continuer ainsi. C’est oublier la dimension communautaire de notre Foi, qui nous invite à nous rassembler le dimanche si nous le pouvons (c’est le sens même du mot Eglise, ekklesia en grec).

 

Pour conclure, frères et sœurs, rendons grâce au Seigneur de nous avoir accueillis dans sa grande famille, qui est l’Eglise. En octobre, le pape François publiera sa 3ème encyclique, sur le thème de la fraternité. Nous ne sommes pas un groupe de « purs », nous sommes tous de pauvres pécheurs. Mais ce que le Seigneur nous demande, c’est de nous entraider à devenir des saints, non seulement pour notre bien à chacun, mais aussi pour le celui de notre communauté, de l’Eglise et du monde. En ce début de nouvelle année pastorale, demandons au Seigneur de nous éclairer de son Esprit d’Amour, qui est aussi Esprit de Vérité et Esprit de Force,  et soyons des gardiens les uns pour les autres.

P. Arnaud

[i] Des chrétiens sont parfois tombés dans ces deux  travers, dans le premier en voulant éviter le scandale public, notamment dans le cas des prêtres pédophiles, et dans le second en brûlant certains comme sorciers ou sorcières, au temps de l’Inquisition (même si cette institution a aussi accompli du bon travail dans certains cas).

[ii] « Ce qui montrera à tous les hommes que vous êtes mes disciples, c’est l’amour que vous aurez les uns pour les autres. » (Jn 13,35)

[iii] Certains manuscrits ajoutent « contre toi », mais il me semble que cet ajour réduit  la portée du commandement du Christ.

[iv]« Si je dis au méchant : ‘Tu vas mourir’, et que tu ne l’avertisses pas, si tu ne lui dis pas d’abandonner sa conduite mauvaise, lui, le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai compte de son sang. Au contraire, si tu avertis le méchant d’abandonner sa conduite, et qu’il ne s’en détourne pas, lui mourra de son péché, mais toi, tu auras sauvé ta vie ».

[v] Ou encore : « Si quelqu’un faiblit, je partage sa faiblesse ; si quelqu’un vient à tomber, cela me brûle. » (2 Co 11,29)

[vi] De même, la Petite Thérèse voulait sauver des âmes. La première fut celle de Pranzini, un condamné à mort pour qui elle pria et qui, après avoir rejeté l’aide de Dieu, embrassa le crucifix juste avant de mourir.