Tout est accompli

Frères et sœurs, sommes-nous prêts à offrir notre vie ? La vie, c’est le plus beau don que le Seigneur nous a offert, mais Il en est le Maître : comme nous n’avons pas décidé de naître, nous ne déciderons pas de mourir. Mais nous pouvons décider de nous y préparer et d’offrir notre vie chaque jour. Sur la croix, le Christ nous y aide, non seulement par son attitude, mais aussi par ses paroles. Alors que la souffrance tend à nous recroqueviller sur nous-mêmes, il reste sans cesse tourné vers son Père et vers nous. Alors que la souffrance tend à nous rendre muets ou seulement capables de crier, il prononce 7 paroles, sur lesquelles beaucoup de compositeurs ont médité. 3 sont adressées à son Père : « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23,34), « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?» (Mc 15,34 & Mt 27,46) et « Père, entre tes mains je remets mon esprit » (Lc 23,46). 2 sont adressées à ses frères et sœurs de la terre : Il dit au bon larron « En vérité, je te le dis : aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis » (Lc 23,43) et à Marie et Jean : « Femme, voici ton fils… Voici ta mère » (Jean 19,26-27). Enfin, 2 paroles sont destinées à la fois à son Père et à nous : « J’ai soif » (Jn 19,28) et « Tout est accompli » (Jn 19,30). Comme nous venons d’entendre le récit de saint Jean, je vous propose de méditer sur les 3 paroles qu’il nous a laissées.

 

« Femme voici ton fils… Voici ta mère ». Alors que la souffrance pourrait le centrer sur lui-même, Jésus continue de penser aux autres, et il donne une mission à ceux qui sont parvenus à demeurer avec lui jusqu’au bout. Ce faisant, il les décentre eux-mêmes de leur souffrance et les projette vers les autres et vers l’avenir. A sa mère d’abord, Jésus dit : « Femme voici ton fils ». Il ne l’appelle pas « maman » ou « mère », il la renvoie à Eve, la première femme qui avait désobéi à Dieu et entraîné Adam à faire de même. Marie est la nouvelle Eve et Jésus, le nouvel Adam. Alors que les premiers ont entraîné l’humanité dans leur chute et dans la mort, les seconds la relèvent et lui redonnent accès à la vie éternelle. Alors que Eve et Adam se sont laissés tenter par la pomme, symbole des plaisirs trompeurs, Marie doit comme Jésus accepter la souffrance. Comme son Fils qui vient de crier « à voix forte » en araméen « Eloï, Eloï, lama sabbaqthani ? »  (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné), Marie doit accepter d’être « abandonnée » par Jésus, de renoncer à lui pour devenir mère d’un autre. Beaucoup y ont vu l’accomplissement de la prophétie de Syméon, au moment où l’enfant Jésus avait été présenté dans le Temple : « ton âme sera traversée d’un glaive » (Lc 2,35). Ce que Jésus demande à sa mère est douloureux mais aussi salvateur : au lieu de rester centrée sur sa peine, Marie va maintenant enfanter de nouveaux enfants à Dieu, « le disciple que Jésus aimait » étant le premier d’une multitude dont nous faisons partie si comme lui, nous acceptons de la prendre « chez nous », c’est-à-dire dans notre cœur. Quelle grâce pour celui qui a eu le courage de demeurer près de la croix auprès de son ami, alors que les autres l’avaient abandonné ! Mais même à ceux-là, même à nous qui sommes de pauvres pécheurs, Jésus a donné sa mère.

 

« J’ai soif ». Tous ceux qui côtoient les malades en phase terminale ont entendu cette parole, expression d’un besoin physique qui peut éclipser tous les autres. Jésus est sur une croix en milieu de journée, dans un pays où le soleil peut être brûlant, il n’a sans doute pas bu depuis son dernier repas la veille au soir et il a déjà perdu beaucoup de sang. Tout ce qu’il va obtenir, c’est un peu de vinaigre. Mais sa soif est aussi spirituelle : il a soif d’Amour, celui de son Père et le nôtre. La soif de Dieu est un thème récurrent dans les psaumes : « Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant : quand le verrai-je face à face ? » (Ps 42,3) « Dieu, c’est toi mon Dieu, je te cherche, mon âme a soif de toi, après toi languit ma chair, terre aride, altérée, sans eau. » (Ps 62,2) Mais Jésus a aussi soif de notre amour. « L’amour n’est pas aimé », comme le criait saint François d’Assise. C’est ce que comprit mère Teresa lorsqu’elle entendit Jésus lui dire « J’ai soif » alors qu’elle était encore enseignante dans un collège de jeunes filles et qu’elle partait en train  pour une retraite. Plus tard, elle voulut mettre cette parole au-dessus des tabernacles de toutes les chapelles de ses Missionnaires de la charité, afin que ses frères et sœurs étanchassent cette soif par leur amour et par leur adoration.

 

« Tout est accompli ». C’est l’avant-dernière parole que Jésus a prononcée, juste avant de remettre son esprit à son Père. C’est l’heure du bilan. Oui, il a mené à son terme la mission qu’il avait reçue de Celui qui l’a envoyé. Qu’est ce qui est accompli, alors qu’on pourrait croire que sa mission est un échec total ? D’abord les Ecritures. Saint Jean, comme les autres évangélistes, met souvent en lumière comment une parole ou un acte de Jésus constituent la réalisation d’une prophétie de l’Ancien Testament. Au tout début de son ministère déjà, il avait dit : « Ne pensez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir. » (Mt 5,17) Et après sa résurrection, marchant avec les disciples d’Emmaüs, « partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait. » (Lc 24,27) De plus, Jésus n’accomplit pas seulement les Ecritures, mais toute la Création. Certes, celle-ci « attend avec impatience la révélation des fils de Dieu et gémit, passant par les douleurs d’un enfantement qui dure encore. » (Rm 8,19.22) Jésus doit encore « mener les temps à leur plénitude, récapituler en lui toutes choses » (Ep 1,10) Mais on peut dire qu’il a déjà réalisé l’essentiel du travail, et que désormais, il ne manque que son déploiement. Pour prendre une autre image, il a allumé un feu sur la terre[i], et il désire désormais que ce feu se propage à tous les cœurs qui le veulent bien. On parle beaucoup dans les médias d’accomplissement personnel. Mais ne nous trompons pas, nous ne pouvons nous accomplir que dans le Christ. Comme l’écrit saint Paul, « les fidèles sont organisés pour que les tâches du ministère soient accomplies et que se construise le corps du Christ, jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble à l’unité dans la foi et la pleine connaissance du Fils de Dieu, à l’état de l’Homme parfait, à la stature du Christ dans sa plénitude. » (Ep 4,12-13) Mais cela ne se réalisera que si nous aussi, nous acceptons de nous offrir à Dieu et de mourir au vieil homme qui est en nous. Ce que dit un évêque à celui qu’il vient d’ordonner prêtre : « Que Dieu lui-même achève en vous ce qu’il a commencé » est une prière qu’on peut dire pour n’importe quel être humain.

 

Ainsi, frères et sœurs, le Christ sur la croix nous a invités à prendre Marie pour mère, à lui donner tout notre amour et à le laisser achever en nous son œuvre. Pour commencer, achevons bien notre cheminement vers Pâques en suivant ce soir et demain Jésus qui est descendu aux enfers. Le Samedi Saint est un jour important, où nous prenons mieux conscience que notre Seigneur a  vraiment tout partagé de notre condition humaine, jusqu’à notre mort. Il n’est pas ressuscité immédiatement mais seulement le dimanche. En attendant, il est allé chercher tous ceux qui étaient endormis dans la mort, en commençant par Adam et Eve, comme on le voit sur les icônes orientales où il les tire avec puissance du tombeau. Jusqu’à dimanche, cultivons au maximum le silence extérieur mais surtout intérieur, dans un esprit de prière et de sobriété. C’est ainsi que le cri de joie de la Résurrection retentira davantage dans nos cœurs et dans le monde.

P. Arnaud

[i] « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé !  Je dois recevoir un baptême, et quelle angoisse est la mienne jusqu’à ce qu’il soit accompli ! » (Lc 12,49-50)