Celui qui me mange vivra par moi

Frères et sœurs, avez-vous faim ? Je ne parle pas de nos estomacs, même si beaucoup d’hommes et de femmes sont malheureusement confrontés à cette faim-là, surtout depuis le déclenchement de la pandémie. Je parle de nos âmes, qui ont faim et soif de Dieu. Cette faim et cette soif ne pourront jamais être totalement assouvis sur la terre, car Dieu – qui est infini – se donne à nous – qui sommes finis – petit à petit, en nous laissant toujours une faim qui nous permet de continuer à le désirer. « Ceux qui me mangent auront encore faim, ceux qui me boivent auront encore soif » nous dit la Sagesse (Si 24,21). Pourtant, Jésus a dit à ses disciples : « Moi, je suis le pain de la vie. Celui qui vient à moi n’aura jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura jamais soif. » (Jn 6,35) Parce qu’il est Dieu fait homme, le Christ s’adapte à nous jusqu’à nous combler pleinement. Mais cela signifie que nous-mêmes devons nous adapter à lui, et ce n’est pas facile. La preuve, c’est qu’après le discours du pain de vie que nous venons d’entendre, « beaucoup de ses disciples s’en retournèrent et cessèrent de l’accompagner » (Jn 6,66). Il faut dire que les paroles de Jésus sont provocatrices : « Amen, amen, je vous le dis : si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez pas la vie en vous ». Nous invite-t-il à une forme d’anthropophagie, comme certains le crurent dans l’Empire romain ? Non bien-sûr, car comme il le précisera ensuite : « C’est l’esprit qui fait vivre, la chair n’est capable de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie. » (Jn 6,63) Nous devons donc suivre un chemin étroit, en évitant aussi bien de désincarner ses paroles, que de les chosifier. N’oublions pas que Jésus tient sa chair à la fois de Marie, sa mère, et de l’Esprit Saint. Que signifie « manger la chair » du Christ ? Cela signifie communier à son corps eucharistique, bien sûr, mais pas seulement. Le Christ se donne à nous de différentes façons, que nous ne devons jamais dissocier. «Dans la célébration de la messe où est perpétué le sacrifice de la croix, le Christ est réellement présent dans l´assemblée elle-même réunie en son nom, dans la personne du ministre, dans sa parole et aussi, mais de façon substantielle et continuelle, sous les espèces eucharistiques » (Présentation Générale du Missel Romain, n° 9). C’est ce que l’encens manifeste : nous encensons l’autel au début de la messe après la procession d’entrée, puis le livre de la Parole au moment de l’évangile, puis le pain, le vin, les ministres et toute l’assemblée lors de l’offertoire. Nous devons donc « manger le Christ » sous toutes ces formes. Alors, ne me dévorez pas et ne dévorez pas votre voisin, même si le Christ est réellement présent en moi et en l’assemblée ;), mais ayons tous faim de lui. Je vous propose de méditer sur les 3 principales façons par lesquelles le Christ se donne à nous pendant la messe : le prêtre et l’assemblée d’abord, la Parole ensuite, l’eucharistie enfin.

 

Pour commencer, le Christ se donne dans le prêtre et dans l’assemblée. Saint Paul vient de nous dire : « Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ ? Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain » (2° lect.). Dans plusieurs de ses lettres, il souligne que nous formons un seul Corps, dans lequel chaque membre a son importance et sa mission. Le prêtre célèbre « in persona Christi capitis », c’est-à-dire au nom du Christ-tête. Il le représente non comme on représenterait un absent, quand on va voter par procuration par exemple : « il n’agit jamais au nom d’un absent, mais dans la Personne même du Christ ressuscité, qui se rend présent à travers son action réellement concrète. Il agit réellement et réalise ce que le prêtre ne pourrait pas faire : la consécration du vin et du pain, afin qu’ils soient réellement présence du Seigneur, et l’absolution des péchés » (Benoît XVI[i]). Mais le Christ est présent également en chaque membre de l’assemblée. Souvenons-nous de ce qu’il a dit à Saul de Tarse, sur le chemin de Damas : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? » (Ac 9,4)

 

Ensuite, le Christ se donne dans la Parole qui est proclamée. La table de la Parole est aussi importante que la table eucharistique. « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui vient de la bouche du Seigneur » (1° lect.), comme Jésus l’a rappelé à Satan dans le désert, et comme nous l’entendons le premier dimanche du Carême chaque année. Le prophète Jérémie l’avait si bien compris qu’il écrit : « Quand je rencontrais tes paroles, je les dévorais ; elles faisaient ma joie, les délices de mon cœur. » (Jr 15,16) Le Christ est « le Verbe de Dieu » (Jn 1), la Parole de Vie. Cette parole ne se contente pas de nous informer, elle peut nous former et nous transformer. Le prophète Isaïe le dit de façon bucolique, en comparant la parole de Dieu à la pluie et la neige qui fécondent la terre, «  donnant la semence au semeur et le pain à celui qui doit manger » (Is 55,10) Et l’auteur de l’épître aux Hébreux l’exprime de façon plus « militaire » : « elle est vivante, la parole de Dieu, énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants… elle juge des intentions et des pensées du cœur. » (He 4,12) Mais cette parole, pour accomplir sa mission, a besoin d’esprits « affamés », comme ceux des pèlerins d’Emmaüs : « Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? » (Lc 24,32) S’ils ne le sont pas, la Parole de Dieu tombera comme une graine au bord du chemin, ou sur du sol pierreux,  ou au milieu des ronces (Mt 13). Chaque jour, prenons du temps pour nous informer des nouvelles du monde, mais surtout pour nous laisser former par Dieu.

 

Enfin, le Christ se donne dans le pain et le vin consacrés. Le missel romain précise qu’il est présent « de façon substantielle et continuelle », et c’est pourquoi nous pouvons aussi le contempler et l’adorer dans l’exposition du Saint Sacrement. Cette pratique est née au XIII° siècle, à une époque où les chrétiens communiaient peu parce qu’ils ne voulaient pas le faire sans s’être confessés d’abord. Aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse, beaucoup communient sans régulièrement se confesser et adorer le Saint Sacrement. Dans le même temps, d’autres en sont empêchés à cause de leur état de vie, les divorcés remariés notamment. Cette situation signifie deux choses. La première est que si nous sommes autorisés à communier, nous devons nous assurer que nous sommes en état de grâce, et recevoir le Christ avec beaucoup de reconnaissance, conscients que beaucoup n’ont pas cette chance. La seconde est que si nous ne sommes pas autorisés à recevoir le corps eucharistique du Christ, nous pouvons communier de façon spirituelle – comme le Pape François l’avait rappelé à tous les chrétiens au début du confinement – en profitant d’autant plus de ses autres formes de présence.

 

Alors, frères et sœurs, ayons faim du Christ, qui se donne à nous de diverses manières. Pendant le confinement, vous pouviez écouter la Parole, mais vous étiez privés de l’assemblée et de l’eucharistie. Désormais, nourrissons-nous davantage du Christ, afin de vivre davantage. Dans le passé, on offrait à Dieu des sacrifices pour obtenir la vie. Mais avec le Christ, c’est Dieu qui se donne à nous pour nous offrir cette vie éternelle, la vie en abondance à laquelle nous aspirons. En quittant cette église tout à l’heure, n’oublions pas qu’il continuera de se donner à nous, notamment à travers les personnes que nous rencontrerons. Et nous-mêmes, donnons-nous à elles en nourriture, surtout à celles qui auront besoin de notre aide : « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.» (Mt 25) Jésus a bien dit : « ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude »Le monde a faim d’amour, de vérité, de justice, de paix… Nourrissons-le en lui offrant nos paroles, nos corps, et tout ce que nous sommes.

P. Arnaud

[i] Audience générale du 14 avril 2010.