Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes

Frères et sœurs, que signifie pour nous la Croix ? Le jour de notre baptême, le célébrant mais aussi nos parents, parrain et marraine et des membres de la communauté nous ont marqués de son signe pour signifier notre entrée dans la famille des chrétiens. Depuis, nous-mêmes avons si souvent fait sur nous-mêmes ce signe, notamment au début de cette célébration. Beaucoup d’entre nous l’ont aussi exposée au-dessus de l’entrée de leur appartement ou de leur lit, ou attachée à leur cou…  Mettre ainsi la Croix au centre de nos vies, est-ce une simple habitude, un signe de superstition ou un acte de Foi ? D’abord, prenons conscience que cela ne va pas de soi : « Alors que les Juifs réclament des signes miraculeux, et que les Grecs recherchent une sagesse, nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes » (1Co 1,23). Les chrétiens eux-mêmes ont attendu longtemps (environ 6 siècles) avant d’oser représenter le Roi de l’univers sur cet instrument de supplice[i]. Progressivement, ils ont compris que la Croix était son trône, sur laquelle resplendissait sa gloire. La Croix nous révèle deux « facettes » de Dieu : d’abord son humilité par laquelle il se fait tout petit, ensuite son amour, si grand qu’Il veut nous sauver et nous donner de partager sa vie divine. Nous méditerons sur chacune de ces facettes en voyant ce que cela signifie pour nous[ii], puisque Jésus a dit peu avant sa Passion : « Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes. » (Jn 12,32).

 

Premièrement, la Croix révèle l’humilité de Dieu. Dans les religions païennes, les dieux sont infiniment au-dessus des hommes, qu’ils ont façonnés pour être leurs esclaves. Au contraire, nous a dit saint Paul, « le Christ Jésus, lui qui est de condition divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et, reconnu à son aspect comme un homme, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix » (2° lect.). On pouvait avoir peur de Zeus brandissant son sceptre en forme de l’éclair, mais comment craindre un Dieu qui s’est fait si petit qu’il a partagé la faiblesse des nourrissons, et celle des crucifiés ?

Parce que le Fils de Dieu s’est ainsi abaissé, « Dieu l’a élevé au-dessus de tout ; il lui a conféré le Nom qui surpasse tous les noms, afin qu’au Nom de Jésus, aux cieux, sur terre et dans l’abîme, tout être vivant tombe à genoux, et que toute langue proclame : “Jésus Christ est le Seigneur”, pour la gloire de Dieu le Père. » La Croix n’est pas la fin de tout, elle est au contraire un passage vers la véritable gloire.

Pour nous, cela signifie que nous devons nous aussi nous abaisser sans cesse. Nous pouvons parfois nous abaisser volontairement (par exemple en choisissant la dernière place), mais c’est parfois la vie qui nous abaisse sans que nous l’ayons voulu. Dans ce cas, acceptons de bonne grâce les humiliations. Le père Gabriel de Ste Marie-Madeleine explique : « Beaucoup demandent à Dieu de les rendre humbles en priant ardemment pour cela, mais très peu désirent être humiliées. Pourtant, il est impossible d’obtenir la vertu de l’humilité sans les humiliations ; car de même que par l’étude nous pouvons acquérir des connaissances, c’est par le chemin de l’humiliation que nous pouvons atteindre l’humilité ». Quelle que soit l’origine de notre humiliation, il s’agit d’une croix qui, paradoxalement, peut devenir source de fierté si nous l’offrons au Christ. « Que la croix de notre Seigneur Jésus Christ reste ma seule fierté. Par elle, le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde » s’écrie saint Paul (Ga 6,14). Toutes les autres fiertés peuvent être sources d’orgueil. Mais nous pouvons être fiers lorsque nous unissons nos croix à celle du Christ.

 

Deuxièmement, la Croix révèle l’Amour de Dieu. Chez les païens, les dieux aimaient certains hommes, et en haïssaient d’autres, d’où par exemple la guerre de Troie d’Homère, qui fut d’autant plus terrible que certains dieux avaient pris parti pour les Hellènes, et d’autres pour les Troyens… Il fallait à tout prix éviter la colère des dieux, et c’est pourquoi on leur offrait des sacrifices, jusqu’à ses propres enfants, comme le roi Agamemnon qui immola sa fille Iphigénie.

Le Fils de Dieu sur la Croix, lui, non seulement ne s’est pas mis en colère, ne s’est pas vengé, mais il nous a même pardonnés. Plus encore, c’est par la Croix qu’il nous a sauvés : comme Jésus le dit à Nicodème : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique : ainsi tout homme qui croit en lui ne périra pas, mais il obtiendra la vie éternelle. Car Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé. » (év.) Non seulement le Christ veut nous sauver de la mort, mais il veut nous diviniser, nous rendre semblables à lui à l’aide de son Esprit, le feu divin. Dans la mythologie grecque, Prométhée fut très sévèrement châtié pour avoir tenté de voler le feu des dieux. Le Christ, au contraire, avait dit : « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! » (Lc 12,49) Ce feu, c’est celui de l’amour divin, qui a été allumé avec l’arbre de la croix. Si nous nous laissons embraser par lui, il nous purifie, il nous fonde comme l’or au creuset, il nous divinise…

La souffrance est la mesure de l’Amour. Si je dis à une personne, « je t’aime », alors que je refuse de faire des sacrifices et de souffrir pour elle, c’est soit que je mens, soit que je suis dans l’illusion. Le mot Passion, qui en français signifie à la fois la souffrance et un grand amour, le met bien en lumière. Alors que les religions païennes offraient aux dieux le sang des hommes, c’est le Fils de Dieu qui a versé son sang pour nous. Aussi, notre contemplation du Christ sur la Croix ne doit pas être passive : elle nous pousse à nous offrir à notre tour, ce qui signifie notamment lui offrir nos croix, même si elles proviennent de nos péchés. Sur terre, il est impossible d’éviter le péché, tout comme les Hébreux ne purent éviter les morsures des serpents dans le désert. C’est pourquoi, « de même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé, afin que tout homme qui croit obtienne par lui la vie éternelle[iii]. » Les deux facettes de la Croix se rejoignent ainsi dans un amour humble.

 

Ainsi, la Croix du Christ est bien glorieuse. Dans le monde, on acquière de la gloire lorsqu’on réalise des exploits : César et Napoléon s’en sont couverts par leurs victoires sur les champs de batailles. La gloire de Jésus, elle, provient d’une apparente défaite… Pourtant, le troisième jour après sa mise au tombeau, sa résurrection a été la plus belle des victoires, celle de l’amour sur la haine et de la vie sur la mort, et il règne maintenant dans le Ciel auprès de celui qui l’avait envoyé. Alors, frères et sœurs, sachons contempler le crucifié, et reconnaissons à travers lui Celui qui s’est fait tout petit et qui nous aime d’un amour sans limite. Jésus a dit : « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. » (Mt 16, 24) : « sa croix », et non « ma croix » ou « la croix », parce que ce que nous sommes tous éprouvés de façons différentes. Mais quelles que soient nos croix, elles nous font peur. De par notre nature blessée, nous avons peur de nous abaisser, pour ne pas être jugés et méprisés ; nous avons peur d’aimer, pour ne pas devoir souffrir. Sans le Christ, les croix peuvent de fait nous anéantir. Alors, ne ployons pas sous le poids de nos croix mais offrons-les au Christ qui les portera avec nous et nous conduira jusqu’à la gloire de la Résurrection !

P. Arnaud

[i] (et 6 siècles de plus pour le représenter avec sa souffrance). Si vous êtes allés à Rome et si vous y avez visité les catacombes, vous avez pu y admirer les fresques magnifiques, qui représentent les martyrs des premiers siècles, mais aussi le Christ, souvent sous la forme d’un poisson ou d’un jeune berger. Mais vous n’avez pas pu le voir sur la Croix.

 

[ii] Souvenons-nous de la parole de Jésus à Nicodème qui précède le passage que nous venons d’entendre : « Amen, amen, je te le dis : personne, à moins de naître de l’eau et de l’Esprit, ne peut entrer dans le royaume de Dieu. » (Jn 3,5). Seul l’Esprit du Christ reçu à notre baptême et à notre confirmation peut nous permettre de comprendre et de vivre le sens de la Croix !

 

[iii] Il fait référence à un évènement qui survint dans le désert, pendant l’exode. Tous ceux qui avaient été mordus par les serpents venimeux, s’ils regardaient vers le serpent érigé par Moïse au sommet d’un mat, étaient guéris. Ce qui les sauvait, ce n’était pas le serpent lui-même (même s’il était vénéré comme un dieu guérisseur dans certaines civilisations, comme chez les Grecs encore une fois, avec pour nom Esculape), c’était la Foi en Yahweh et en son serviteur Moïse. Pour être sauvés de la morsure du péché et divinisés nous-mêmes, il ne suffit donc pas que Dieu se soit fait tout petit et nous ait aimés jusqu’à la mort, il faut aussi que nous nous engagions par notre Foi.