Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas…

Frères et sœurs, quelle est notre ambition? Cherchons-nous notre propre gloire, ou celle de Dieu ? Les Grecs de l’évangile veulent voir Jésus, non sans doute parce qu’ils ont reconnu en lui le véritable Sauveur, mais parce qu’il vient de ressusciter un mort (Lazare) et d’entrer dans Jérusalem comme une star, acclamé par la foule avec les cris de « Hosanna ». Comme on va d’abord s’adresser à l’impresario d’une vedette, ils s’adressent à l’apôtre qui leur était le plus accessible, Philippe, qui était de Bethsaïde, une ville fortement hellénisée[i]. Beaucoup de nos contemporains sont aussi attirés par la gloire humaine, soit pour admirer leurs idoles, comme des moustiques attirés par la lumière, soit pour être eux-mêmes des lumières. Le Christ nous propose une autre ambition : celle de parvenir à la gloire, nous aussi, mais la gloire divine. D’abord, nous verrons ce qu’elle signifie. Puis nous comprendrons que le chemin qui y conduit est celui du service. Enfin, nous montrerons que ce chemin est parfois ardu, et qu’il implique de passer par la souffrance.

 

Dans notre monde, beaucoup aspirent à la gloire. Ils cherchent à rayonner auprès des autres hommes afin de donner un sens à leur existence et d’être aimés. Leur désir est compréhensible, mais ils se trompent sur la gloire. Il y a entre la gloire divine et la gloire « humaine » – au sens de celle des stars – la même différence qu’entre un objet précieux et un objet « kitch », qui ne l’est qu’en superficie. Parfois, il vaut mieux payer un peu plus cher pour obtenir un produit solide et durable. La gloire divine (kavod en hébreu) renvoie à la notion de poids : le poids d’amour de la personne. Au contraire, la gloire des stars est une vanité. En hébreu, le mot traduit par vanité signifie littéralement « fumée, vapeur, buée, haleine, souffle léger »[ii].

Jésus Christ, pour sa part, n’a pas recherché cette gloire-là. Tout au long de son ministère, il l’a même refusée avec vigueur. Plusieurs fois, il a interdit à ceux qu’il avait guéris de le faire savoir. C’est ce qu’on appelle le secret messianique, destiné à éviter le développement dans l’esprit de ses contemporains d’une fausse conception du messie, celle d’un héro populaire, faiseur de miracles[iii].

Aujourd’hui, pourtant, il déclare : « L’heure est venue où le Fils de l’homme doit être glorifié ». Cette heure, il l’a attendue depuis le début de son ministère, comme lorsqu’il a dit à Marie, à Cana : « Mon heure n’est pas encore venue » (Jn 2,4). Mais de quelle gloire s’agit-il ? Celle de l’amour. Sur la croix, le Christ est au sommet de sa gloire, parce qu’il est au sommet de son amour. C’est là qu’il attire tous les hommes : l’un des premiers païens à se convertir sera le centurion qui, en le voyant mourir, s’écrira : « Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu ! » (Mc 15,39) Et le Christ les attire non pas pour sa propre gloire, mais pour celle de son Père, c’est pourquoi il dit aussi : « Père, glorifie ton nom ! » On peut avoir peur de Zeus qui lance des éclairs, mais pas d’un Dieu qui, après avoir été un enfant dans une crèche, se présente à nous dans la pauvreté d’un homme mis à mort nu sur une croix. Parce qu’il se présente à nous dans sa faiblesse, le crucifié nous permet de lui offrir en retour nos propres faiblesses, sans peur d’être méprisés ou jugés. Certes, le Père a glorifié son Fils dès sa naissance par la voix des anges, puis lors de son baptême, puis à la transfiguration, mais c’est en le ressuscitant en réponse à la croix qu’il le glorifiera définitivement. L’amour de Dieu s’adresse non plus seulement à un peuple, Israël, mais à tous les hommes. Ce qui avait été préparé par la révélation progressive du Seigneur, notamment avec la diaspora des Juifs au milieu des païens, s’accomplit maintenant : le fait que ce soient des Grecs qui cherchent à voir Jésus le manifeste bien.

 

Comment atteindre nous-mêmes cette gloire divine ? En servant le Christ : « Si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera ». C’est ce que Jésus avait déjà révélé à ses apôtres, après que Jacques et Jean lui avaient demandé « de siéger, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche, dans sa gloire. » (Mc 10,37) Jésus ne leur avait pas reproché pas leur désir de gloire, mais il leur avait expliqué qu’ils se trompaient de chemin : « Celui qui veut devenir grand sera votre serviteur. Celui qui veut être le premier sera l’esclave de tous. » (Mc 10, 43‑44)

L’Ancienne Alliance posait déjà l’exigence du service, puisqu’elle pouvait être résumée ainsi : « tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux, vous aussi, voilà ce que dit toute l’Écriture : la Loi et les Prophètes. » (Mt 7,12) Mais la nouvelle Alliance instituée par le Christ rend cette même exigence plus « intime » puisqu’elle est maintenant écrite non plus sur des tables de pierre, mais au plus profond de nous-mêmes, comme le Seigneur l’avait annoncé par le prophète Jérémie : « Je mettrai ma Loi au plus profond d’eux-mêmes ; je l’inscrirai sur leur cœur.» (1° lect.).

 

La nouvelle Alliance, parce qu’elle est inscrite sur nos cœurs, est-elle plus facile à mettre en pratique ? Non, bien au contraire, car elle va plus loin que l’ancienne : là où Moïse avait dit « œil pour œil, dent pour dent », Jésus dit : « Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent » (Mt 5,44) La loi de l’évangile, plus encore que celle de l’Ancien testament, demande de mourir à soi-même, et donc de souffrir. Jésus lui-même a dû combattre pour accepter la souffrance. Avant même le jardin de Gethsémani, Jean nous le révèle de façon émouvante : « Maintenant mon âme est bouleversée. Que vais-je dire ? “Père, sauve-moi de cette heure” ?– Mais non ! C’est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci ! Père, glorifie ton nom ! » Bientôt, au moment de sa Passion, la souffrance du Christ ne sera plus seulement morale, elle saisira tout son être. Alors que les philosophes soulignent l’impassibilité de Dieu, il est difficile d’accepter son choix[iv]. Pourtant, l’auteur de l’épître aux hébreux écrit : « Bien qu’il soit le Fils, il a pourtant appris l’obéissance par les souffrances de sa Passion ; et, ainsi conduit à sa perfection, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent la cause du salut éternel. »  (2° lect.)

Si Jésus a accepté la souffrance, c’est parce qu’il savait qu’elle ne serait pas vaine : « Amen, amen, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il donne beaucoup de fruit ». Aussi nous invite-t-il à suivre le même chemin : « Celui qui aime sa vie la perd ; celui qui s’en détache en ce monde la garde pour la vie éternelle. »[v] Celui qui aime souffre, à un moment ou à un autre, c’est d’ailleurs pourquoi certains refusent de s’engager sur cette voie. En cette période difficile, certains sont tenté de ne plus accepter les sacrifices demandés à tous…

 

Ainsi, le service du Christ, qui implique la souffrance, forme l’unique  chemin qui conduit à la gloire[vi]. Glorifier Dieu, c’est nous glorifier nous-mêmes en vérité. Alors que nous approchons de Pâques, cherchons toujours plus à servir. Acceptons avec joie les épreuves que nous rencontrerons, sûrs « qu’il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire que Dieu va bientôt révéler en nous » (Rm 8,18)… et sans oublier non plus que la création entière aspire, elle aussi, à « connaître la liberté, la gloire des enfants de Dieu » (Rm 8,21) !

P. Arnaud

[i] Ils ressemblent à Hérode qui, lui aussi, cherchait à voir Jésus depuis qu’il avait entendu parler de ses miracles (Lc 9,9).

[ii] « Vanité des vanités disait Qohèleth. Vanité des vanités, tout est vanité ! » Qo 1,2

[iii] Après la multiplication des pains, alors que la foule veut le prendre de force pour le faire roi, Jésus décide de se retirer, tout seul, dans la montagne (Jn 6,15). Certes, il est vraiment le roi d’Israël, le fils de David tant attendu, mais sa royauté ne vient  pas de ce monde, comme il le dira à Pilate (Jn 18,36). Il est aussi le serviteur souffrant, celui sur lequel le prophète Isaïe avait écrit, plusieurs siècles avant sa venue : « c’est par ses blessures que nous sommes guéris. » (Is 53,5)

[iv] Ainsi, dans les premiers siècles de l’Eglise, les docètes estimaient que le Christ n’avait pris qu’une apparence charnelle, et qu’il n’avait pas souffert. De même, les musulmans considèrent que le grand prophète Issa (Jésus) n’est pas mort sur la croix, mais qu’il a été remplacé au dernier moment par un autre.

[v] Ne pouvons-nous pas aimer notre vie ? Le premier commandement ne nous demande-t-il pas d’aimer notre prochain comme nous-mêmes ? Certes, mais Jésus vise ici l’amour égoïste de nous-mêmes, celui auquel saint Augustin faisait référence quand il opposait les deux amours, celui de Dieu et celui de soi-même. Le véritable amour de soi-même découle de l’amour de Dieu, il consiste à s’aimer soi-même en Dieu et pour Dieu. « Dieu premier servi », comme disait Jeanne d’Arc. Or l’amour est fort comme la mort (Ct 8,6), en ce sens qu’il est une passion dévorante.

[vi] Dans son Cantique Spirituel, saint Jean de la Croix écrit : « Tous veulent entrer dans les profondeurs de la sagesse, des richesses et des délices de Dieu, mais peu désirent entrer dans la profondeur des souffrances et des douleurs endurées par le Fils de Dieu : on dirait que beaucoup voudraient être déjà parvenus au terme sans prendre le chemin et le moyen qui y conduit. »