Transfigurés ?

Frères et sœurs, comment être transfigurés ? Alors que nous éprouvons parfois le poids de notre finitude, avec son lot de difficultés qui nous font « faire la grimace », si bien que nous sommes au sens propre « défigurés », comment parvenir au bout de nos chemins, celui du Carême qui nous mène à la joie de Pâques, celui de nos vies qui nous mène à la joie de la résurrection ? Le Christ transfiguré l’anticipe sur le Thabor, qui signifie « nombril », c’est-à-dire le lieu où il révèle son identité la plus profonde. Un jour nous aussi, nous serons transfigurés[i]. Mais nous pouvons laisser Dieu commencer notre transformation dès ici-bas. Comment ? D’une part, nous devons monter avec le Christ sur la montagne, c’est-à-dire prendre le temps de la prière qui mène à la contemplation. D’autre part, nous devons redescendre dans la plaine de nos vies, c’est-à-dire être actifs là où est notre devoir d’état, où nous attendent des épreuves et des croix.

 

Pour commencer, le Seigneur nous invite à monter avec lui sur la montagne, c’est-à-dire à prendre le temps de la prière qui mène à la contemplation, comme il l’a fait avec Pierre, Jacques et Jean. L’événement que nous venons d’entendre, relaté par les trois évangiles synoptiques, se situe environ huit jours après la confession de foi de Pierre à Césarée. Après s’être écrié « tu es le Messie » (Mc 8,29), le chef des apôtres s’est fait reprendre fermement par Jésus, à qui il avait reproché vivement de casser le moral des troupes en annonçant sa Passion à venir. Et Jésus a ajouté : « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive. » (Mc 8, 34) Nous pouvons imaginer le désarroi et les doutes qui ont dû agiter les Douze. Ainsi, celui qu’on attendait comme libérateur d’Israël allait souffrir et mourir ? Ils sont dans la « nuit de la Foi ». Le sommeil accablant qui les saisit symbolise cette nuit pendant laquelle Dieu travaille leurs cœurs[ii].

Jésus les emmène alors sur la montagne, symbole de la rencontre avec Dieu. C’est là que Moïse a reçu les tables de la Loi et qu’Elie a entendu le Seigneur lui parler dans la brise légère. Ils représentent respectivement la Loi et les Prophètes, soit les deux grandes parties de l’Ancien Testament : tout ce qu’ils ont dit et fait était destiné à préparer la venue du Christ. De plus, ils ont vécu comme Jésus un jeûne de 40 jours, et tous deux ont presque vu Dieu (Moïse de dos[iii], et Elie s’est voilé le visage devant lui dans la brise légère[iv]). Désormais, ils peuvent s’entretenir avec lui face à face. Jésus est le nouveau Moïse, qui nous donne la Loi des Béatitudes, et le nouvel Elie (à la suite de Jean Baptiste), qui nous appelle sans cesse à la conversion. Il est le Visage et la Parole du Père.

Sur le Thabor, Jésus révèle à Pierre, Jacques et Jean qui il est réellement. Il a beau être pleinement homme, il est aussi une Personne divine[v]. La blancheur éclatante de ses vêtements en est un symbole[vi], et c’est pourquoi nous revêtons un vêtement blanc le jour de notre baptême. Le Christ est « le plus beau des enfants des hommes » (Ps 44)… Sa beauté n’est pas celle que montre notre société, qui voue un culte idolâtrique au corps et en fait un objet de consommation, c’est celle de la grâce, qui vient non de spots extérieurs mais de l’unité intérieure et qui préfigure celle de nos corps glorifiés après la résurrection. Cette beauté-là sauvera le monde (Dostoïevski)… La voix du Père se fait entendre, et l’Esprit Saint se manifeste dans la nuée qui rappelle celle qui accompagnait la tente de la rencontre dans le désert. Pas étonnant que devant une telle Epiphanie, Pierre veuille dresser trois tentes afin d’en profiter aussi longtemps que possible[vii] !

 

Or, la prière et la contemplation ne sont pas des cocons pour notre bien-être, mais doivent nous donner la force de transformer notre monde. C’est ainsi qu’après la Transfiguration, les apôtres doivent redescendre. Le Père vient de leur dire : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé » (comme lors de son baptême) mais il a ajouté : « Écoutez-le. » Écoutez celui qui vient de vous annoncer qu’il lui faudrait passer par la souffrance et la mort avant de ressusciter, et que vous-mêmes devez porter vos croix pour le suivre. N’ayez pas les pensées des hommes, ne soyez pas du côté de Satan (cf Mc 8,33).

Ainsi, si Dieu manifeste parfois sa lumière à ses envoyés, c’est pour leur donner la force d’assumer leurs missions dans le clair-obscur de leurs vies quotidiennes. C’est pourquoi Jésus redescend de la montagne, afin d’y retrouver l’immense foule des hommes souffrants et égarés qu’il est venu sauver. Pourquoi défend-il à ses trois compagnons de « raconter à personne ce qu’ils avaient vu, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts »[viii] ? Parce que sans le mystère de la croix qu’il leur a annoncé, celui de la Transfiguration risque d’être interprété comme un simple prodige…

Pourquoi avoir choisi ce moment et seulement Pierre, Jacques et Jean pour se révéler ainsi ? Parce que la Passion est proche, comme il l’a annoncé à Césarée, et que ces trois mêmes Apôtres seront bientôt avec lui sur un autre mont – celui des Oliviers où se situe le jardin de Gethsémani – au moment où il sera non plus trans- mais dé-figuré par l’angoisse, non plus le plus beau des enfants des hommes mais « sans beauté ni éclat pour attirer les regards » (Is 53,2). Ce jour-là, ils auraient pu se souvenir du Thabor pour garder leur courage, mais ils ne verront même pas le visage angoissé et suant le sang de leur maître, car ils dormiront à nouveau. Ce sommeil-là, contrairement à celui du Thabor, sera celui de leur péché, car Jésus leur aura demandé auparavant de veiller. Le temps leur a paru trop court sur le Thabor, le temps leur paraîtra trop long sur le Golgotha … Résultat : lorsque Jésus sera à nouveau défiguré – plus encore – sur un autre mont, le Golgotha, ils seront absents, incapables de se tenir debout près de la Croix avec Marie…

 

Pendant ce Carême, frères et sœurs, soyons à l’écoute du Seigneur en prenant le temps de méditer sa Parole. La prière est le moment où l’homme cesse de se situer dans le faire pour passer dans l’être et dans le laisser-faire. Elle nous donne la force de marcher dans la direction que Dieu nous indique, même si elle nous semble obscure. Prenons exemple sur Abraham, qui a accepté de sacrifier son fils bien-aimé, le fils de la Promesse, celui sur lequel reposait toute son espérance (1° lect.) Il ne comprenait pas mais il faisait confiance, se souvenant de tous les moments où Dieu avait agi dans sa vie et l’avait « transfigurée », sûr qu’Il est assez puissant pour ressusciter les morts (He 11,19) Il s’agit là d’un des plus beaux exemples de foi de toute la Bible, c’est pourquoi on appelle Abraham « père des croyants » (Rm 3,27) Mais le Père des hommes est allé encore plus loin, en sacrifiant réellement son Fils bien-aimé. Jésus a fait davantage qu’Isaac qui, selon la Tradition, avait accepté son holocauste. Son visage d’abord transfiguré par la lumière puis défiguré par la souffrance sont deux images de son amour et de sa gloire. Aussi, saint Paul peut affirmer : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Il n’a pas épargné son propre Fils, mais Il l’a livré pour nous tous : comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ? »  (2° lect.) Aussi, en marchant vers Pâques et la Résurrection, souvenons-nous d’Abraham et d’Isaac mais surtout du Christ. N’ayons pas peur de l’écouter et de prendre nos croix pour le suivre, quitte à parfois « faire la grimace ». Et sachons aussi rendre grâce pour tous les moments où Dieu nous transfigurera en se manifestant à nous dans la splendeur de sa beauté !

P. Arnaud

[i] « Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons ne paraît pas encore clairement. Nous le savons : lorsque le Fils de Dieu paraîtra, nous serons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu’il est. » (1 Jn 3, 2)

[ii] Dans la bible, le sommeil est souvent associé à cette action de Dieu en profondeur : c’est pendant le sommeil d’Adam qu’Il crée Eve (Gn 2), pendant le sommeil d’Abraham qu’il établit une alliance avec lui (Gn 15)…

[iii] Ex 33,18-33

[iv] 1R19,12-13

[v] Comme le concile de Chalcédoine l’a déclaré solennellement en 451

[vi] Cf les anges vêtus de blanc au moment de la résurrection (Jn 20,12)

[vii] Notons, comme saint Luc l’a fait, que c’est pendant qu’il prie que Jésus est transfiguré. La prière est le moment où l’homme cesse de se situer dans le faire pour passer dans l’être et dans le laisser-faire.

[viii] Le Fils de l’homme est un personnage mystérieux, à la fois individuel et collectif, qui combat les puissances du mal avec les saints avant qu’il ne soit intronisé (Dn 7). Les disciples devront combattre avec Jésus.