Encyclique du pape: «La fraternité universelle n’est possible que si elle se construit autour d’une famille aimante et d’une nation unie»
FIGAROVOX/TRIBUNE – Mathieu Detchessahar a lu l’encyclique du pontife argentin, «Fratelli tutti». Selon lui, François défend l’existence d’une fraternité universelle, qui ne peut exister sans que chaque nation ne cultive l’enracinement et la préservation de sa culture et de sa tradition.
Par Mathieu Detchessahar
Mathieu Detchessahar est professeur des Universités à l’IAE de l’Université de Nantes.
Il y a, me semble-t-il, deux manières de lire la dernière encyclique sociale du pape François. La première consiste à lister les différents dossiers chauds abordés par l’encyclique (néolibéralisme, migrants et migrations, place des personnes âgées ou handicapées ou à naître, guerres, propriété privée, dialogue interreligieux…) et à s’amuser à distribuer les positions du Pape sur l’échiquier des querelles politiques actuelles. Au terme de cette lecture paresseuse, certains se désespéreront du «gauchisme» du Pape argentin (critique du néo-libéralisme, accueil de l’étranger…) tandis que d’autres regretteront la persistance de positions «ultra-conservatrices» (défense de la vie de la conception à la mort, condamnation du relativisme culturelle et recherche de la vérité objective). Il faut aller au-delà de ces commentaires superficiels qui, même s’ils font le bonheur des échotiers, ne permettent pas de saisir le projet d’ensemble en dehors duquel chaque position particulière risque toujours d’être mal comprise.
Ce deuxième niveau de lecture est difficile. Le texte est foisonnant. Il procède d’une pensée dialectique qui fonctionne par allers et retours critiques entre des conceptions opposées mais également erronées du politique ce qui oblige souvent à faire une synthèse que le Pape ne fait qu’esquisser par moment. Par ailleurs, le Pape argentin ne résiste pas à quelques formules faciles qui claquent comme les slogans d’une manif’ de collégiens – «tous ensemble, voici un très beau secret pour rêver» (8), «l’amitié sociale inclusive et la fraternité ouverte» (94) «chaque pays est également celui de l’étranger» (124) -, formules qui n’échappent pas tout-à-fait à la «joyeuse superficialité» (113) qui caractérise notre temps et que le Pape critique par ailleurs. Néanmoins, il faut aller au-delà du style personnel de François, qui pour n’être pas celui de ses prédécesseurs a parfois une dimension de spontanéité énergisante, pour découvrir un texte profond. Le projet du pape est ambitieux: il ne s’agit de rien de moins que de penser, dans la grande tradition de la philosophie politique classique, les caractéristiques d’une société bonne pour notre temps.
À l’école, dans la famille ou au travail, l’homme est celui qui doit « sortir de lui-même pour trouver en autrui un accroissement d’être », nous rappelle le pape François.
La proposition centrale du texte est claire: la recherche de l’amitié sociale et de la fraternité universelle doivent constituer l’horizon du politique. Pas de communauté politique épanouie sans amitié entre ses membres et pas de relations pacifiées entre les communautés politiques sans la médiation de la fraternité. Cette ambition n’est pas nouvelle. Il est classique dans la doctrine sociale de l’Église de ne pas réserver l’amitié à la sphère privée et au domaine du sentiment mais d’en faire une véritable vertu publique au principe de la qualité des liens sociaux dans tous les domaines de la vie commune. Benoît XVI le rappelait dès l’introduction de sa grande encyclique sociale Caritas in Veritate: «L’amour est le principe non seulement des micro-relations: rapports amicaux, familiaux, en petits groupes, mais également des macro-relations: rapports sociaux, économiques, politiques.(…) Il est un élément fondamental des relations humaines, même de nature publique» (2 et 3). Ici, l’Église reprend et développe la grande tradition antique qui, d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque à Cicéron dans son traité De l’amitié, a toujours vu dans l’amitié civique le plus grand bien des cités, la source de leur cohésion comme de leur vitalité. Cette ambition politique n’est ni naïve, ni irénique, elle s’ancre au contraire dans une anthropologie réaliste. L’homme est un être de relations qui ne trouve son plein épanouissement qu’avec et par les autres. Aucun homme ne se fonde ni ne se construit seul! À l’école, dans la famille ou au travail, l’homme est celui qui doit «sortir de lui-même pour trouver en autrui un accroissement d’être» (88), nous rappelle le pape François en écho au Karol Wojtyla d’Amour et responsabilités. Dans le même temps, l’homme est profondément marqué par «une tendance constante à l’égoïsme». C’est pourquoi l’amitié sociale doit être cultivée, elle est le fruit «d’une véritable volonté politique traduite en éducation à la fraternité, au dialogue, à la découverte de la réciprocité et de l’enrichissement mutuel» (103).
L’amitié politique ne pourra tendre à la fraternité universelle qu’à la condition que chaque nation cultive « l’amour de sa terre, de son peuple, de ses traits culturels ».
De façon plus originale, le Pape revient ensuite à plusieurs reprises sur le fait que l’amitié politique ne peut se réaliser dans un «universalisme abstrait et autoritaire» (100) ou «abstrait et globalisant» (142) qui se méfierait de la force des cultures locales et «tenterait d’éliminer toutes les différences et toutes les traditions dans une recherche superficielle d’unité». Au contraire, c’est d’abord dans l’espace concret d’un territoire et d’une histoire partagés que naît l’amitié sociale. C’est dans cette proximité que s’inventent les manières amicales d’être et de vivre ensemble que la culture de la communauté conservera et transmettra. La «culture de la rencontre» que le pape appelle de ses vœux naît d’abord dans un peuple concret en un territoire concret. C’est pourquoi le Pape nous dit «qu’il n’y a pas pire aliénation que de faire l’expérience de ne pas avoir de racines, de n’appartenir à personne» (53) et qu’il nous rappelle que «les peuples qui aliènent leurs traditions (…) et qui par une négligence impardonnable ou apathie, tolèrent qu’on leur arrache leur âme, perdent avec leur identité spirituelle, leur consistance morale et enfin, leur indépendance idéologique, économique et politique» (14). L’amitié politique ne pourra tendre à la fraternité universelle qu’à la condition que chaque nation cultive «l’amour de sa terre, de son peuple, de ses traits culturels» (143) et le Pape nous appelle à nous méfier du «faux universalisme de celui qui a constamment besoin de voyager parce qu’il ne supporte ni n’aime son propre peuple» (99). Bref, François n’est apôtre ni de la haine de soi, ni de la culture de la repentance systématique encore moins de la «cancel culture». C’est toujours à partir d’un enracinement, d’une culture et d’un peuple que se conçoit un niveau de fraternité supérieur. Les paragraphes consacrés à la notion de peuple sont d’ailleurs très beaux et ne cèdent rien à ceux qui voudraient la faire disparaître sous l’anathème de «populisme». Ni cosmopolitisme, ni universalisme béat donc. Au plan global, c’est bien une «famille de nations» qu’il s’agit d’unir pas un tout informe composé de monades déracinées.
Des communautés politiques enracinées, fortes de leurs traditions et de leur culture, n’ont pas vocation à la fermeture, à jouir égoïstement de leurs biens dans la plus grande indifférence aux malheurs du monde.
Une communauté politique unie par l’amitié sociale, dont le substrat est toujours une culture partagée, a donc découvert certains des secrets de la bonne vie commune et cette découverte lui confère dynamisme et capacité d’accueil. Cette communauté politique peut alors être un foyer auprès duquel le pauvre et l’étranger viennent se réchauffer et trouver de l’aide. Des communautés politiques enracinées, fortes de leurs traditions et de leur culture, n’ont pas vocation à la fermeture, à jouir égoïstement de leurs biens dans la plus grande indifférence aux malheurs du monde. Elles ne sont «ni des cachots ni des prisons» (142). De même que la propriété privée des biens matériels n’est légitime que dans la mesure où elle sert le bien du plus grand nombre, la possession par une communauté politique de biens sociaux et culturels est destinée à servir et à enrichir l’humanité tout entière. En sens inverse, une communauté politique saine et sûre de ses traditions doit envisager que l’accueil de l’étranger puisse être une richesse. Fils d’un même Créateur qui l’a institué créateur lui-même, il est possible que l’étranger ait découvert, depuis sa culture, d’autres secrets de vie commune pouvant féconder la culture locale et qu’il vaille le coup d’entrer avec lui dans une relation de dialogue. Contre la «sclérose culturelle» (134), le Pape affirme que «les narcissismes obsédés par le particularisme local ne sont pas un amour sain de son peuple et de sa culture (…) [ils] sont incapables d’admiration devant la multitude de possibilités offertes et de beautés que le monde tout entier offre» (145-146). Bref à bonne distance du «nationalisme de repli sur soi» (141) comme d’ «une conception de la personne humaine détachée de tout contexte social et anthropologique» (110), François plaide pour des communautés politiques enracinées dans un sol et une culture «stimulant une saine relation entre l’amour de patrie et l’intégration cordiale dans le monde» (149).
Chez François, la fraternité universelle n’est possible que si elle se construit par le bas, d’abord dans le concret des relations les plus quotidiennes : une famille aimante rayonne et peut accueillir, une nation unie autour d’une culture et d’une tradition peut s’ouvrir à une communion plus universelle.
Sans la bonne compréhension de ce modèle global, il est impossible d’examiner les questions concrètes que le monde actuel nous pose. Chez François, la fraternité universelle n’est possible que si elle se construit par le bas, d’abord dans le concret des relations les plus quotidiennes: une famille aimante rayonne et peut accueillir, une nation unie autour d’une culture et d’une tradition peut s’ouvrir à une communion plus universelle. Faut-il en déduire une norme de l’accueil inconditionnel et de la circulation généralisée comme certains se plaisent à le faire pour s’en réjouir ou pour s’en désespérer? Certainement pas! La pensée de François nous invite toujours à réfléchir animé du double souci de la préservation des équilibres locaux et de l’exercice de la charité car je ne peux être charitable, «accueillir celui qui est différent et recevoir son apport original que dans la mesure où je suis ancré dans mon peuple avec sa culture» (143). Jamais «la solution ne réside dans une ouverture qui renonce à son trésor propre», il s’agirait alors d’une «fausse ouverture procédant de la superficialité vide de celui qui n’est pas capable de pénétrer à fond les réalités de sa patrie ou bien de celui qui nourrit un ressentiment qu’il n’a pas surmonté envers son peuple» (145). Car, on accueille jamais seul et jamais n’importe comment. Le Pape François y insiste: «l’amour du prochain est réaliste» (165). Le bon samaritain qu’il nous donne longuement en exemple «a eu besoin de l’existence d’une auberge qui lui a permis de résoudre ce que tout seul en ce moment-là il n’était pas en mesure d’assumer» (165). Une charité réaliste suppose d’abord de soigner l’auberge pour pouvoir prendre soin du pauvre ou de l’étranger. C’est pourquoi la décision d’accueillir doit toujours se prendre de façon consciente et responsable, animé de la vertu de prudence qui seule permet de concilier en situation des impératifs moraux en tension et de «trouver le juste équilibre entre le devoir moral de protéger les droits de ses propres citoyens et celui de garantir l’assistance et l’accueil des migrants» (40).