Cette question demande une grande délicatesse

François Saint-Bonnet

Professeur de droit à l’université Panthéon-Assas (Paris 2)

L’idée de montrer les caricatures de Mohammed à des élèves part d’un beau projet, qui est celui de faire progresser la tolérance. Parce que j’enseigne le droit des libertés, je ne peux que m’enthousiasmer d’un tel objectif. Cependant, il me semble que cela n’empêche pas la délicatesse, et je vois une forme de contradiction dans le fait d’exiger d’une manière abrupte de quelqu’un qu’il se montre tolérant.

La tolérance est en effet une valeur, mais surtout une expérience. Elle est le fruit d’une rencontre qui, surtout quand elle n’est pas choisie, doit être progressive. On n’aborde pas de but en blanc les sujets qui nous séparent les uns et les autres : Dieu, la morale, la politique, l’intime, etc. Il n’est en effet pas simple d’admettre le point de vue de l’autre, car cela implique d’interroger, voire de fragiliser sa propre conviction. La tolérance n’est possible qu’à un stade avancé, celui d’une confiance éprouvée.

Ensuite, les caricatures proprement dites nécessitent un double effort : accepter l’altérité, c’est-à-dire que certains rient de quelque chose dont soi-même on ne rit pas, mais aussi entrer dans le second degré. Or la satire, la caricature ne sont pas faciles à partager. En droit de la presse, l’exception d’humour – ce qui fait qu’un propos n’est pas jugé injurieux – s’exerce dans des conditions strictes : il doit n’y avoir aucun doute sur son caractère ironique ou caricatural. Il faut que l’auteur, comme le récepteur, soient d’accord sur le fait qu’on est dans un tel registre. Or un professeur n’est pas un humoriste. Le bénéfice pédagogique de l’utilisation des caricatures est donc incertain, si ses interlocuteurs ne perçoivent pas le second degré. Ils vont s’en tenir à ce qu’ils voient et se croire insultés.

Les années collège sont celles des remises en cause par l’adolescent : les parents, les professeurs, les instructeurs sportifs, etc. Montrer les caricatures à l’école installe un conflit de légitimité : pour des familles musulmanes rigoristes, c’est le maître qui remet en cause l’autorité des parents ou l’influence du « clan ». On prive ainsi l’adolescent d’une forme de droit à pouvoir s’opposer par lui-même, un droit nécessaire à sa construction. Le risque est celui d’être contre-productif. Les occasions d’apprendre les registres ironiques, pamphlétaires ou provocateurs sont légion : les romans, la poésie, les discours politiques en regorgent.

Il n’y a pas lieu pour autant de ne jamais montrer, de ne jamais dire, mais il faut le faire avec une grande délicatesse, surtout à 13 ans. Quand j’étudie la liberté d’expression avec mes étudiants de Paris 2, qui ont 20 ans et un bagage culturel important, on le fait progressivement ; il faut plusieurs heures pour avoir une bonne intelligence de ces questions, parce qu’encore une fois, la tolérance est une expérience avant d’être un commandement.

Recueilli par Emmanuelle Lucas