Docibilité, Humilité, Chasteté… Et bonté !
Un aveugle peut-il guider un autre aveugle ? Si l’image peut faire sourire, elle vient surtout nous interroger: qui est le plus risible dans ce binôme étonnant? L’aveugle qui se laisse ainsi guider, ou l’aveugle qui propose de guider? Avec l’image de la poutre, il semble que Jésus vise plutôt celui qui s’érige comme guide, sans avoir pris de recul sur lui-même. Alors que nous sommes tous appelés à être disciples missionnaires, comment pouvons-nous alors accompagner ceux qui nous entourent, les aider à cheminer avec le Christ ? Comment surmonter notre cécité? Les textes nous proposent quelques éléments de discernement.
Tout d’abord, il s’agit d’être soi-même disciple, avant d’aider d’autres à l’être. Pour cela, reconnaissons qu’il n’y a qu’un seul vrai guide, un seul maître : Dieu lui-même. C’est ce que le verbe utilisé dans l’Evangile pour désigner le fait de « guider » nous suggère : dans la Bible, il se réfère quasiment systématiquement à Dieu. C’est le Seigneur qui guide –il le fait notamment à la sortie d’Egypte, en traçant un passage pour le peuple hébreu. Lui seul est parfaitement capable de nous conduire dans une vraie liberté, surmontant tous les obstacles. Le texte que nous entendons aujourd’hui nous oriente ainsi d’abord et avant tout vers le choix du Christ comme guide. Cette image des deux aveugles nous le fait comprendre : la différence est grande entre le Christ et un aveugle. Le Christ est celui qui rend la vue ; c’est ce qu’il annonce dès le début de son ministère ; ailleurs il se présente comme la Lumière du Monde… Le seul vrai guide, c’est bien lui.
Pour autant, nous ne pouvons-nous passer de médiations terrestres. Jésus y fait allusion. Quand il affirme que tout disciple accompli sera comme son maître, il indique bien que ceux qui se mettent vraiment à sa suite seront capables, eux aussi, d’accompagner à leur tour. Mais cela demande une première qualité essentielle : la capacité à se laisser former par le Christ, en toute circonstance de la vie ; adopter une attitude qui consiste à vivre chaque moment comme un lieu de formation par Dieu… Ce que l’on appelle en latin la docibilitas, que l’on pourrait traduire en français par le néologisme de « docibilité ». Laissons-nous former par Dieu, le seul vrai maître, en cultivant cette vertu de docibilitas !
Mais pour faire grandir cette vertu, une seconde est nécessaire. Celle qui est primordiale pour la vie chrétienne, pour la vie humaine de manière générale, à laquelle tous les saints ne cessent de nous exhorter. L’humilité. Sans elle, nous risquons d’être cet homme, cette femme, qui veut enlever la paille de l’œil de son voisin sans voir la poutre qui est dans le sien. Il n’y a pas de méchanceté dans cette volonté d’enlever la paille de l’œil de son voisin, l’intention est sans doute très charitable. Mais nous courons toujours le risque de demander la perfection aux autres sans mesurer notre propre condition imparfaite. Nous pouvons être exigeant sans réaliser que nous n’avons pas la même exigence vis-à-vis de nous-même. Nous pouvons nous ériger comme guide d’un aveugle, sans avoir réalisé que notre cécité était bien plus profonde. Et Jésus, ici, dénonce à la fois le ridicule de cette situation, mais aussi le danger. Danger de tomber dans un trou, danger de faire plus de mal que de bien à l’œil du voisin, à cause de notre poutre.
Pour échapper à ce danger, il nous invite donc à l’humilité. Celle qui nous permet de nous reconnaître aveugle, qui nous pousse à demander l’aide de Dieu, qui nous ouvre à sa grâce, à son action réparatrice. Humilité et docibilité vont de pair : pour nous laisser former par Jésus, il nous faut accepter son aide, son éclairage, lui qui est la lumière du monde.
Cela nous conduit à une troisième et dernière attitude : la juste distance vis-à-vis des personnes que nous côtoyons. Il s’agit de ne pas mettre la main sur l’autre, ne pas l’emprisonner, ne pas chercher à avoir du pouvoir sur lui. De la même manière que Dieu nous laisse libre, que Jésus laisse libre ses disciples de continuer à la suivre ou non. Il s’agit pour celui qui accompagne, celui qui veut aider son frère en toute bonne foi, de lui laisser toujours sa liberté. Lui laisser le droit de dire non. Le laisser aller à son rythme. Lui laisser un espace. Un exemple biblique l’illustre simplement : l’épisode de Philippe et l’eunuque, dans les Actes des apôtres. Un eunuque lit l’Ecriture de son côté. Philippe s’approche de lui, et lui demande s’il comprend sa lecture. L’eunuque répond : « et comment le pourrais-je, si personne ne me guide ? » Vous remarquerez que l’on retrouve ici le verbe guider : c’est l’une des rares exceptions dont je vous parlais tout à l’heure où ce verbe n’a pas Dieu pour sujet dans la Bible. L’eunuque invite alors Philippe à s’asseoir auprès de lui, et lui demande de lui expliquer la Parole. Quelques temps après, l’eunuque demande à Philippe de le baptiser, ce qu’il fait. Puis Philippe disparaît. Tout est dit ici : Philippe ne s’est pas imposé. Il rencontre l’eunuque, poussé par l’Esprit. Il répond à la demande de celui-ci, sans le forcer. Il se retire, il disparaît, le laissant libre de cheminer seul. C’est notre troisième élément : la juste distance, pour être des guides et non des gardes.
Docibilité, humilité, et juste distance – que l’on pourrait aussi appeler chasteté dans le sens profondément chrétien du terme, c’est-à-dire le refus d’utiliser l’autre, de se l’approprier. Un trio gagnant pour ne pas être l’un des deux aveugles de l’Evangile… Trio auquel s’ajoute un numéro complémentaire, qui enveloppe tout cela : la bonté. C’est elle qui doit habiter notre cœur et ainsi guider nos paroles et nos actes. Accueillons le Seigneur dans cette eucharistie, laissons-le nous irradier de sa bonté, pour que nous puissions la diffuser autour de nous. Amen.