C’est quand même terrible cette histoire. Au début du passage de l’Évangile que nous venons d’entendre, Jésus est presque acclamé parce qu’il est dit : « Tous lui rendaient témoignage et s’étonnaient des paroles de grâce qui sortaient de sa bouche ». Et à la fin du texte la même foule « le men[ait] jusqu’à un escarpement de la colline […] pour le précipiter en bas ». Il y a un problème quelque part : un problème dans cette foule qui a l’air de changer d’avis comme de chemise. Jésus semble avoir cerné ce qui pose problème : « aucun prophète ne trouve un accueil favorable dans son pays », dit-il. Nous connaissons mieux ce passage avec une formule plus ramassée : « nul n’est prophète en son pays ».

Mais qu’est-ce que cela peut-il bien vouloir dire ? Il y a un certain nombre de chrétiens en France, qui sont français, et qui arrivent malgré tout à répondre à leur vocation baptismale de prophète. Les chrétiens peuvent parler avec pertinence de la parole de Dieu à leurs contemporains alors qu’ils sont dans leur propre pays. Un certain nombre de prêtres le fond tout aussi bien, d’ailleurs. On pourrait même se dire à l’inverse : pour proclamer l’Évangile quelque part, c’est quand même bien plus pratique de connaître la culture et la langue du lieu, et pour cela, rien de tel qu’être un enfant du pays… Pourtant, l’exemple que Jésus prend dans l’évangile est tout à fait pertinent : Comment accepter qu’une personne qu’on a vu grandir puisse un jour nous délivrer un enseignement ? Comment accepter que ce petit qu’on a vu au catéchisme et comme servant d’autel puisse nous apprendre quelque chose de la vie ou de la foi ? Comment accepter qu’un jeune prêtre d’une trentaine d’années fraîchement sorti du séminaire puisse nous aider à grandir, alors que notre expérience de la vie et notre vie de foi est peut-être deux fois plus longue que la sienne ? Voilà de vraies questions auxquelles il va falloir se confronter un jour…

Mais pour l’heure, peut-être nous faut-il prendre de la hauteur. Si notre humanité nous enracine dans une culture, dans une langue, dans un peuple, elle nous rend également intimement dépendants du monde. Et ce monde, cette humanité, a tendance à nous gêner pour accueillir pleinement la Parole de Dieu. En effet, nous ne sommes pas des anges, nous ne contemplons pas la face de Dieu en permanence ; nous avons besoin de quelqu’un qui nous fasse la médiation, la traduction, quelqu’un qui vienne pour nous montrer le chemin vers le Père. Nous sommes cette humanité incroyable par certains aspects, mais également en galère dès qu’il s’agit d’accueillir en nous la divinité.

Je pense que vous me voyez venir : la solution à ce problème se trouve en Jésus-Christ pleinement homme et pleinement Dieu. L’Union parfaite de la divinité et de l’humanité sans confusion. (C’est d’ailleurs le symbole que les prêtres produisent, lorsqu’ils préparent les offrandes à la messe, en mélangeant un peu d’eau au vin dans le calice. Ils disent à ce moment-là une belle prière à voix basse : « Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’Alliance, puissions-nous être unis à la divinité de Celui qui a voulu prendre notre humanité ».) En effet, Jésus, qui est Dieu et qui est homme, sait évidemment être homme sans s’encombrer de ce qui est gênant dans l’humanité pour accueillir la divinité. À l’image de la fin du passage d’évangile que nous venons d’entendre, alors qu’il était pris de toutes parts par une foule pour être éliminé, il sait comment aller au-delà des encombrements mondains : « Passant au milieu [de tout cela], [il] allait son chemin ».

Hélas, si le Christ est l’union parfaite de l’humanité et de la divinité, pour nous qui sommes de pauvres hommes et pauvres femmes, c’est une autre affaire… Nous avons toujours du mal accueillir la divinité de Dieu dans notre vie humaine. Il nous revient de contempler l’exemple de Jésus qui, « passant au milieu [des embûches], allait son chemin ». Entrons dans cette confiance en notre médiateur, en notre sauveur, en notre Seigneur Jésus-Christ ! Il vient à nos côtés pour cheminer avec nous vers l’objectif de nos vies : La communion en Dieu. Si nous sommes en chemin vers le Père, c’est bien pour nous unir à Lui, pour vivre en communion avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Le Christ nous y emmène. Suivons-le gaiement et accrochons-nous à Lui, parce que, à travers les foules et à travers les embûches, il nous trace le chemin.

Ainsi, lorsque nous vivons ensemble l’Eucharistie, nous pouvons contempler ce mystère de Jésus qui se rend présent à travers un morceau de pain afin que nous puissions, en notre humanité, accueillir sa divinité. Un petit morceau de divin qui entre dans le gros morceau d’humain que nous sommes. Cela nous prépare au grand plongeon futur, à l’union avenir, à la communion finale. Ce moment où notre petite humanité viendra s’unir à l’immensité de la divinité afin de vivre éternellement une pleine communion en Dieu, avec tous nos frères et sœurs et avec toute la Création récapitulée en Christ. Si l’Eucharistie est « source et sommet de toute la vie chrétienne » (Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur l’Église : Lumen Gentium, §11), souvenons-nous bien qu’elle n’en est pas la finalité : l’Eucharistie nous emmène vers la sainteté.