Ma royauté ne vient pas de ce monde[i]
Frères et sœurs, que faisons-nous de notre pouvoir ? Chacun d’entre nous a du pouvoir : sur soi-même, sur la création, sur les autres… dans sa famille, dans son entreprise, dans la société … Même les enfants ont du pouvoir sur leurs petits frères et sœurs. En tant que chrétiens, nous avons reçu un pouvoir supplémentaire, puisque nous sommes devenus rois le jour de notre baptême. La royauté, par essence, signifie la possession d’un pouvoir sur les autres. Usons-nous de ce pouvoir pour le bien des autres, ou pour notre propre intérêt ? Aujourd’hui, nous célébrons le Christ, roi de l’univers. Si le Christ règne sur le monde, pourquoi laisse-t-il le mal le dévaster ? Est-ce par faiblesse ou par manque d’amour qu’il laisse Satan, celui qu’il appelle dans l’évangile le prince de ce monde, maltraiter ses frères les hommes… qu’il laisse le coronavirus faire des ravages ? Voyons d’abord ce que la royauté du Christ est réellement, ce qui nous permettra d’entrevoir pourquoi le mal perdure sur la terre. Puis, dans un second temps, nous verrons comment nous pouvons agir avec le Christ pour collaborer à l’avènement de son Règne.
Pour commencer, voyons ce qu’est la Royauté du Christ. L’Ange Gabriel avait annoncé à Marie : « Il sera grand, il sera appelé Fils du Très-Haut ; le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David son père ; il règnera pour toujours sur la maison de Jacob, et son règne n’aura pas de fin » (Lc 1,32-33). Et Jésus lui-même, au tout début de sa mission, proclame : « Le Royaume de Dieu est tout proche » (Mt 4,17) Alors, le peuple, en l’écoutant annoncer la Bonne Nouvelle et en le voyant effectuer des miracles, décide après le plus éclatant de tous – la multiplication des pains – de hâter l’avènement de ce Royaume en faisant de Jésus son roi. Mais lui s’enfuit dans la montagne… Déjà dans le désert, lorsque Satan lui avait montré « tous les royaumes de la terre avec leur gloire » en lui disant : « tout cela, je te le donnerai, si tu te prosternes pour m’adorer » (Mt 4,9), Jésus avait refusé la royauté. Sur la Croix, de même, Jésus est en butte à des tentations analogues à celles du désert : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! » ou encore : « N’es-tu pas le Messie ? Sauve-toi toi-même, et nous avec ! » Par la bouche des soldats et des malfaiteurs, Satan tente Jésus comme au désert. Une fois de plus, cependant, il résiste. Oui, vraiment, sa royauté « n’est pas de ce monde » (Jn 18,36). Ainsi, c’est paradoxalement sur la croix que la royauté du Christ devient la plus éclatante. Les artistes du Moyen-âge l’avaient bien compris, eux qui aimaient représenter le Christ en croix avec une couronne royale sur la tête.
Pourquoi Jésus refuse-t-il de régner sur la terre ? Jésus donne deux raisons. D’abord, il dit à ses disciples : « Vous le savez : les chefs des nations païennes commandent en maîtres, et les grands font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi : celui qui veut devenir grand sera votre serviteur ; et celui qui veut être le premier sera votre esclave. Ainsi le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mt 20, 25-28). Plus tard, lors de son procès, il explicite le sens de son service sur la terre. A Pilate qui lui demande : « Alors, tu es roi ? » Jésus répond : « C’est toi qui dis que je suis roi. Je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité.» (Jn 18,37) Quelle vérité ? Que Dieu nous aime infiniment. Le mot « témoignage », martyrios en grec, est très fort. Jésus a rendu témoignage à cette vérité en donnant sa vie. C’est donc par la force de la vérité et de l’amour que Jésus veut régner dans nos cœurs. Sa royauté ne lui vient pas d’un papa qui serait sur le trône, ou d’une foule qui voudrait le proclamer roi comme après la multiplication des pains, elle lui vient de son Père, à qui il remettra son pouvoir royal « après avoir détruit toutes les puissances du mal » (2° lect.). D’ici là, le Christ veut régner dans nos cœurs, car c’est là d’abord qu’il veut vaincre les puissances du mal.
Et nous, voulons-nous collaborer à l’avènement du Règne de Dieu ? D’ici le retour du Christ, son règne va-t-il s’étendre, devenir de plus en plus puissant, ou va-t-il diminuer comme une peau de chagrin ? La réponse dépend de nous. Le Christ nous le révèle dans la parabole que nous venons d’entendre. Faisant suite à celle de dimanche dernier qui concernait surtout les croyants, elle s’applique à tous les hommes, car tous ont une conscience. Sur quoi serons-nous jugés ? A la fois sur ce que nous aurons fait, et sur ce que nous n’aurons pas fait. Ainsi, il ne suffit pas d’éviter le mal, il faut aussi accomplir le bien : « Amen, je vous le dis : chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait. » Cette parole doit nous faire réfléchir. Au début de chaque célébration eucharistique, nous disons : « Je confesse à Dieu tout-puissant, je reconnais devant mes frères que j’ai péché : en pensées, en paroles, par actions et par omissions ». Ce dernier mot est redoutable, car le bien est ouvert à l’infini. Souvenons-nous du mauvais riche : il n’est pas condamné pour avoir fait le mal, mais pour n’avoir pas soutenu le pauvre Lazare qui gisait à sa porte (Lc 16). Souvenons-nous aussi du 3ème serviteur de dimanche dernier : lui aussi est condamné, non pour avoir fait le mal, mais pour n’avoir pas fait fructifier ses talents (Mt 25).
Envers qui devons-nous exercer le bien ? Dans la Genèse, le Seigneur dit à Caïn : « Où est ton frère Abel ? » et Caïn répond : « Je ne sais pas. Est-ce que je suis, moi, le gardien de mon frère ? » (Gn 4,9) Oui, nous sommes gardiens les uns des autres, nous devons être bergers les uns des autres, comme le prophète Ezéchiel le proclame à propos de Dieu lui-même : « La brebis perdue, je la chercherai ; l’égarée, je la ramènerai. Celle qui est blessée, je la panserai. Celle qui est malade, je lui rendrai des forces. Celle qui est grasse et vigoureuse, je la garderai, je la ferai paître selon le droit » (1° lect.) Le Roi de l’univers nous appelle à le servir dans notre prochain, celui que nous rencontrons et qui a faim ou soif, qui est étranger ou nu, malade ou en prison… La parabole du bon samaritain nous avait déjà enseigné qui était notre prochain, mais il y a ici un élément nouveau : le Christ est présent en lui. Certains parlent du « sacrement du frère » : tout comme le Fils de Dieu est réellement présent dans l’Eucharistie, il l’est également dans chacun de ses frères, en particulier celui qui souffre[ii].
Le prochain, c’est aussi nous-mêmes, car nous sommes appelés à exercer notre royauté d’abord sur nous-mêmes ! La maîtrise de soi, un des fruits de l’Esprit Saint (Ga 5,21), est l’un des aspects de notre royauté…
Finalement, frères et sœurs, le royaume de Dieu est présent parmi nous, mais en germe. Il faut en effet distinguer deux étapes dans la royauté du Christ. La première a commencé il y a 2000 ans, lorsque le Fils de Dieu s’est incarné et a donné sa vie pour nous. La seconde commencera au jour de son retour, lorsqu’il reviendra dans la gloire. La première étape était dans l’humilité, la seconde sera dans la gloire. Sa divinité était voilée, elle sera manifeste. Il était venu pour nous sauver, il reviendra pour nous juger. Son règne a donc déjà commencé, il est au milieu de nous (cf Lc 17,21), mais nous pouvons ne pas le voir. Lors de son retour, en revanche, qui ressemblera à la tombée de l’éclair qui illumine l’horizon d’un bout à l’autre (cf Lc 17,24), son règne sera établi définitivement, sans plus aucun mal ni aucune souffrance. D’ici là, chaque nous, voulons-nous vraiment ce que nous demandons à chaque fois que nous récitons le Notre Père : « que ton règne vienne » ? Usons-nous du pouvoir que nous avons pour servir notre prochain[iii] ? Le Seigneur souhaite accueillir tous les hommes dans son Royaume, qui a été préparé pour nous depuis la création du monde. Le feu éternel n’a été préparé que pour le démon et ses anges, mais le Seigneur nous laisse libres d’y aller. L’enfer évoque l’enfermement de ceux qui refusent de sortir d’eux-mêmes, et qui sont prisonniers de leur égoïsme[iv]… Cette semaine, saisissons les occasions qui nous sont données pour servir notre prochain, et préparons ainsi l’avènement définitif du Règne du Christ !
P. Arnaud
[i] Au commencement de l’année liturgique, nous étions invités à abaisser notre regard vers un Enfant déposé dans une mangeoire ; au terme du cycle, nous levons les yeux vers celui qui vient avec puissance, le Roi de gloire, le Seigneur des Seigneur, le Juge des vivants et des morts (au début de la célébration).
[ii] C’est ainsi que celui qui emprisonnait ses disciples et les mettait en prison entendit cette parole, sur le chemin de Damas : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? » (Ac 9,4) Saint Jean Chrysostome prit cette parole tellement au sérieux qu’il fustigea les chrétiens de Constantinople qui dépensaient beaucoup pour embellir les églises mais peu pour aider les pauvres : « voulez-vous honorer le Corps du Christ ? Ne le dédaignez pas lorsque vous le voyez couvert de haillons… Car le temple de ce frère est plus précieux que le temple de Dieu ». Et saint Martin, après avoir donné la moitié de son manteau à un pauvre d’Amiens, vit le Christ lui apparaître la nuit suivante et le remercier pour son geste.
[iii] N’oublions jamais qu’ « au soir de notre vie, nous serons jugés sur l’amour » (S. Jean de la croix).
[iv] Cf L’enfer et le paradis (Conte chinois)
Un vieux sage chinois reçut un jour la faveur de visiter le ciel et l’enfer. En enfer, il vit des hommes et des femmes blêmes, décharnés, assis autour d’un plat de riz énorme et appétissant. Ils mourraient tous de faim car ils n’avaient pour manger que des baguettes démesurées, longues comme des rames de sampang. Effrayé, le sage s’enfuit au paradis. Là, il vit des hommes et des femmes assis autour d’un plat de riz tout semblable au premier. Mais ils étaient heureux, épanouis et resplendissants de santé. Pourtant, ils avaient également des baguettes longues comme des rames de sampang mais chacun, avec ses baguettes immenses, donnait à manger à son vis-à-vis.