Entre dans la joie de ton maître

Frères et sœurs, que faisons-nous de nos talents ? Voilà la question que le Seigneur nous pose ce dimanche. Elle est fondamentale puisque notre éternité en dépend. En ces derniers dimanches de l’année liturgique, l’Eglise nous invite à méditer sur le jugement qui nous attend à la fin de notre existence sur la terre. Comme saint Paul l’a rappelé aux Thessaloniciens, « le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit » (2° lect.), ce qui signifie que nous devons nous tenir prêts. Spontanément, nous avons tendance à considérer le jugement dernier à la manière dont il est décrit dans nombre de civilisations ou religions : avec une balance dans laquelle seront pesées d’un côté nos bonnes actions, et de l’autres nos mauvaises. En réalité, le Christ nous révèle tout autre chose. Pourquoi le serviteur « bon à rien » est-il rejeté « dans les ténèbres extérieures, là où il y aura des pleurs et des grincements de dents » ? Parce qu’il a commis des actes abominables ? Non, tout simplement parce qu’il a eu peur et qu’il est allé cacher son talent dans la terre. N’oublions pas que nous disons dans le confiteor : « Je confesse à Dieu tout-puissant, je reconnais devant mes frères que j’ai péché en pensée, en parole, par action et par omission ». Nous péchons lorsque nous faisons le mal, mais aussi lorsque nous ne faisons pas le bien que nous pourrions faire… Le Seigneur nous a donné beaucoup de talents. Dans le domaine naturel (certains sont doués pour le dessin, d’autres pour la musique, d’autres encore pour le bricolage, etc.) mais aussi dans le domaine surnaturel. Les 3 talents les plus précieux, nous les avons tous reçus : la Foi, l’Espérance et la Charité. Beaucoup de nos contemporains n’ont pas cette grâce. Alors, comment les faisons-nous fructifier ? L’évangile va nous aider à répondre. Nous l’analyserons en observant d’abord la confiance du maître, ensuite la crainte des deux premiers serviteurs et enfin la peur du troisième.

 

Pour commencer, admirons la confiance du maître de la parabole. Le mot « confier » y revient sans cesse. Notons d’abord qu’il part en voyage. Comment ne pas songer au Christ, retourné auprès de son Père à l’Ascension ? Il arrive à certains, et à nous parfois peut-être, de regretter l’absence et le silence apparents de Dieu dans notre monde. Face à tout le mal qui nous entoure ou nous atteint, pourquoi ne réagit-Il pas ? Le Seigneur n’est ni indifférent ni inactif, mais Il nous laisse une réelle autonomie, Il nous accorde une réelle responsabilité. S’Il s’est reposé le 7ème jour de la création, ce n’est pas parce qu’il était fatigué, c’était pour nous permettre de poursuivre nous-mêmes son œuvre : « remplissez la terre et soumettez-la.» (Gn 1,28)

La confiance du maître se manifeste dans sa générosité. Les sommes qu’il donne à ses serviteurs sont énormes : au temps de Jésus, un talent était un lingot en argent ou en or et valait 6000 deniers, soit l’équivalent de 6000 journées de travail ! Autrement dit, même le 3ème serviteur, avec un seul talent, reçoit une fortune, de quoi vivre pendant près de 20 ans. Pourquoi les trois serviteurs ne reçoivent-ils pas la même somme ? Leur maître est-il injuste ? Non, il donne « à chacun selon ses capacités ». Ce qui rend heureux, ce n’est pas de disposer d’immenses capacités, c’est faire fructifier au mieux celles que nous possédons ; un jeune de 15 ans qui gagne son premier tournoi de tennis dans son club peut éprouver un bonheur aussi grand que celui de Roger Federer lorsqu’il a remporté son premier tournoi du grand chelem. De plus, le Seigneur demandera davantage à ceux à qui il a donné davantage…

 

Admirons ensuite la crainte des deux premiers serviteurs de la parabole. La crainte est le premier don de l’Esprit Saint qui est synonyme d’adoration confiante : « Heureux qui craint le Seigneur et marche selon ses voies ! » (ps). Et l’auteur du livre des proverbes a chanté les louanges de la femme vaillante, « la femme qui craint le Seigneur » (1° lect.). Grâce à cette crainte, les 2 serviteurs ont fait fructifier leurs talents, « aussitôt » qu’ils les ont reçus, et ils rapportent le tout à leur maître, qu’ils appellent « Seigneur » comme le troisième, mais avec une tout autre vision de sa seigneurie : ils n’ont pas peur de lui, ils ont confiance au contraire, ce qui leur a permis de prendre des risques et d’oser s’engager. En les entendant présenter leurs résultats, le maître répond à tous les deux: « Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître. » Les deux qualificatifs, « bon et fidèle », s’opposent à ceux énoncés pour le troisième serviteur, « mauvais et paresseux ». La précision « pour peu de choses » met en lumière la richesse infinie du maître ; « je t’en confierai beaucoup » signifie qu’ils seront associés à la gestion même du royaume. C’est ainsi que Jésus dira aux apôtres : « vous mangerez et boirez à ma table en mon Royaume, et vous siégerez sur des trônes pour juger les douze tribus d’Israël. » (Lc 22,30) Enfin, il ne leur dit pas : « reçois la joie de ton maître », mais « entre » dans cette joie, signifiant ainsi qu’ils vont en être comblés, au-delà des limites de leurs cœurs… Il n’est pas dit que le maître récupère ses talents : il considère ses serviteurs comme des fils, à qui tout ce qu’il possède doit revenir en héritage. Comme le dira le Père dans la parabole du fils prodigue : « tout ce qui est à moi est à toi. » (Lc 15,31)

 

Pour finir, observons le comportement du troisième serviteur, basé sur la peur et la méfiance. « Seigneur, je savais que tu es un homme dur […]. J’ai eu peur, et je suis allé enfouir ton talent dans la terre. » C’est cette image basée sur la méfiance de Dieu que le serpent de la Genèse a inculquée à Adam et Eve. L’homme blessé par le péché doit guérir de la méfiance en Dieu et de son corolaire, la peur, une peur qui a poussé Adam à se cacher de Lui. Dans la Bible, la parole qui revient le plus fréquemment est : « n’ayez pas peur » ! Le 3ème serviteur a une vision faussée de son maître, qu’il juge avec insolence en projetant sur lui sa propre attitude. Si c’est justement celui qui a reçu le moins qui agit ainsi, c’est pour renverser le poncif selon lequel les riches sont forcément plus imbus d’eux-mêmes et plus injustes que les pauvres. La justice du cœur ne dépend pas des biens que l’on possède.

En entendant cette parole, le Maître se met de fait en colère, et fait jeter son serviteur « dehors dans les ténèbres ». Fait-il ainsi preuve de cruauté ? Non, cela signifie que le jugement que Dieu aura sur nous correspondra au jugement que nous avons sur Lui. Nous pouvons remarquer que les deux qualificatifs employés par le maître vis à vis de son serviteur, mauvais et paresseux, correspondent précisément au comportement que celui-ci lui prêtait : « tu es un homme dur et tu moissonnes là où tu n’as pas semé». En plus, le serviteur est aussi insensé, car il aurait au moins pu placer l’argent de son maître à la banque, ce qui lui aurait permis de gagner des intérêts. La peur a paralysé même son intelligence. On rejoint ici la réflexion sur la sagesse menée dimanche dernier à propos de la parabole des dix vierges. Le jugement du maître, qui l’envoie « dehors dans les ténèbres », correspond à la situation dans laquelle il s’était lui-même placée.

 

Ainsi, frères et sœurs, le Christ retourné auprès de son Père nous a confié des talents, à la fois naturels et surnaturels. Les faisons-nous fructifier ? Le maître conclue ainsi la parabole : « celui qui a recevra encore, et il sera dans l’abondance. Mais celui qui n’a rien se fera enlever même ce qu’il a. » Il existe des cercles vicieux, mais aussi des cercles vertueux : pour celui qui marche dans la bonne direction, chaque pas le rapproche du but ; mais pour celui qui marche dans la mauvaise direction, chaque pas l’en éloigne… En cette période de pandémie et de menaces terroristes, ne nous laissons pas paralyser par la peur. Marchons chaque jour dans la bonne direction, celle de la crainte confiante de Dieu.  Alors, nous entrerons un jour dans sa joie infinie.

P. Arnaud

Illustration: St Mary Abbot, Londres