Le Semeur est sorti pour semer

Frères et sœurs, comment pouvons-nous nous accomplir ? Notre société nous invite sans cesse au bien-être, qui est certes désirable, mais pas suffisant. « L’homme passe infiniment l’homme » (Pascal), il désire plus que son bien-être, il désire un mieux-être, il désire devenir semblable à Dieu. C’est vrai pour l’individu mais aussi pour l’humanité et même pour la Création toute entière. L’histoire a un sens, elle n’est pas cyclique comme le croyaient les civilisations antiques, elle a un début et une fin: « la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu ». Elle « gémit, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore » (2° lect.)… A la fin des temps, lorsque le Christ reviendra, ce sera le moment de la moisson. Ce jour-là, serons-nous jugés mûrs pour son Royaume ? Contrairement au végétal et à l’animal qui deviennent nécessairement ce qu’ils doivent devenir, l’homme – parce qu’il est libre – peut rater sa vocation. En tant que chrétiens, nous avons reçu la grâce ineffable de connaître cette vocation : il s’agit d’être divinisé, transformé à l’image du Christ, Fils de Dieu fait homme. Mais pour y parvenir et ne pas nous tromper de direction, nous devons nous laisser guider par lui. Nous pouvons le regarder[i], notamment à travers les icônes qui sont de véritables prières (on « écrit » une icône), mais aussi l’écouter. Car la Parole de Dieu est vivante et efficace comme une épée à deux tranchants (He 4,12), elle est comme la pluie et la neige qui descendent des cieux et n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer, donnant la semence au semeur et le pain à celui qui doit manger (1° lect.) Dans la Création, « Dieu dit, et cela fut » (Gn 1). Si le Fils de Dieu est « sorti » (du ciel) pour venir jusqu’à nous, c’est pour semer  les graines de la Vérité dans nos cœurs. Malheureusement, beaucoup des graines semées ne portent pas de fruit, parce qu’elles tombent au bord du chemin, ou sur du sol pierreux, ou parmi les ronces. Comment faire en sorte que les graines semées par le Christ tombent dans la bonne terre et donnent du fruit « à raison de cent, ou soixante, ou trente pour un » ? Nous devons l’écouter avec toute notre intelligence, toute notre volonté et toute notre mémoire.

 

Pour commencer, nous devons écouter le Christ avec toute notre intelligence. Les graines de vérité tombent au bord du chemin lorsque nous faisons preuve d’indifférence ou de paresse. Elles ne pénètrent pas dans notre cœur. « Quand quelqu’un entend la parole du Royaume sans la comprendre, le Mauvais survient et s’empare de ce qui est semé dans son cœur ».  Certains chrétiens se contentent de la foi du charbonnier, refusant de faire des efforts pour se former. Leur foi est alors atrophiée, elle ne dépasse pas le stade du catéchisme de leur enfance (et encore). Non seulement ils se privent de la joie de connaître la vérité, mais ils en privent aussi les autres, oubliant de « rendre raison de l’espérance qui est en eux» (1 P 3,15). Cette mission du chrétien est d’autant plus importante aujourd’hui que notre société sécularisée est soumise à de multiples doctrines et que nos contemporains manquent terriblement de repères.

 

Recevoir la Parole de Dieu avec toute son intelligence est nécessaire, mais pas suffisant. Nous devons aussi employer toute notre volonté. « Celui qui a reçu la semence sur un sol pierreux, c’est celui qui entend la Parole et la reçoit aussitôt avec joie ; mais il n’a pas de racines en lui, il est l’homme d’un moment : quand vient la détresse ou la persécution à cause de la Parole, il trébuche aussitôt ». Or, la détresse et la persécution à cause de la Parole surviennent tôt ou tard. C’est une étape cruciale pour les nouveaux convertis. Après leur conversion, ils sont généralement « tout feu tout flamme » mais tôt ou tard, ils rencontrent les difficultés : ils passent des « consolations » aux « désolations » spirituelles (sécheresse dans la prière, découverte des faiblesses et même des péchés des autres chrétiens, désillusions sur leur propre fidélité…) C’est alors qu’ils doivent tenir bon, grâce à leurs « racines »[ii]. C’est pourquoi les catéchumènes, avant de recevoir le baptême, passent par les scrutins, destinés à les purifier et les fortifier contre le mal.

 

Ecouter le Christ avec notre intelligence et notre volonté est nécessaire, mais toujours pas suffisant. Nous devons aussi utiliser pleinement notre mémoire. « Celui qui a reçu la semence dans les ronces, c’est celui qui entend la Parole ; mais le souci du monde et la séduction de la richesse étouffent la Parole, qui ne donne pas de fruit. » Notons que ce n’est pas seulement le désir de la richesse qui étouffe la Parole de Dieu, mais aussi les soucis du monde, que nous cultivons en nous par nos désirs multiples. Les bouddhistes l’ont bien compris, pour qui on ne peut pas parvenir au Nirvana sans s’être libéré de tous les désirs[iii]. Mais pour nous chrétiens, il y a un désir à cultiver, celui de Dieu : « Dieu seul suffit » disait sainte Thérèse d’Avila. La mémoire rend présent ce qui est quelque part dans notre esprit. Celui-ci ne peut porter son attention dans toutes les directions, la mémoire lui permet donc de se centrer sur l’essentiel et de « chasser » les soucis et les convoitises. Dans l’Ancien Testament, le Seigneur exhorte sans cesse son peuple à faire mémoire : de son esclavage en Egypte, de sa libération, de la Loi qu’il a reçue au Sinaï, des 40 ans passés dans le désert, des signes et des prodiges qu’Il a accomplis… Un homme ou un peuple sans mémoire se condamne à répéter sans cesse les mêmes erreurs. La Vierge Marie nous montre l’exemple, elle qui « retenait, méditait» et « gardait dans son cœur tous les événements » (Lc 2,19.51) que Dieu lui avait donné de vivre.

 

Ainsi, frères et sœurs, le Seigneur veut affermir aujourd‘hui notre Espérance : un jour viendra le temps de la moisson et de notre nouvelle naissance. Ce jour-là, nous arriverons à maturité, nous serons pleinement divinisés. D’ici là, nous sommes comme en hiver et comme dans le sein de notre mère: nous ne voyons pas encore toutes les graines porter du fruit, et nous éprouvons les douleurs d’un enfantement qui dure encore. Nous ne pouvons pas hâter le temps de la moisson et de la naissance, mais nous pouvons nous y préparer en apprenant à mieux écouter et accueillir les paroles que Dieu sème dans nos cœurs avec générosité. Même si nous devons encore attendre le retour du Christ dans la gloire, nous pouvons goûter dès aujourd’hui le bonheur de l’avoir au milieu de nous, « caché » dans les pauvres, dans les sacrements, et dans ses paroles elles-mêmes. Comme à la foule au bord du lac, il nous déclare solennellement : « heureux vos yeux parce qu’ils voient, et vos oreilles parce qu’elles entendent ! Amen, je vous le dis : beaucoup de prophètes et de justes ont désiré voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu ». Etre à l’écoute du Seigneur crée un cercle vertueux : « À celui qui a, on donnera, et il sera dans l’abondance », alors que le refus de l’écouter crée un cercle vicieux : « à celui qui n’a pas, on enlèvera même ce qu’il a »… Cet été, regardons et écoutons le Semeur, et ne laissons ni l’indifférence, ni la lâcheté ni la convoitise ou les soucis empêcher ses paroles de porter du fruit à raison de cent, de soixante et de trente pour un. Un seul mot peut changer une vie (cf le « confessez-vous ! » de l’abbé Huvelin à Charles de Foucauld[iv]). A l’image de la Vierge Marie, dans le silence et le recueillement, écoutons la parole de Dieu avec toute notre intelligence, notre volonté et notre mémoire, et transmettons-la afin de donner comme elle le Christ au monde. AMEN.

[i] Paul écrit : « courons avec endurance l’épreuve qui nous est proposée, les yeux fixés sur Jésus, qui est à l’origine et au terme de la foi » (He 12,1-2)

 

 

[ii] « Soyez joyeux dans l’espérance, patients dans la détresse, persévérants dans la prière. » (Rm 12,12)

 

[iii] Le terme Nirvāṇa est un terme sanskrit qui signifie « extinction » d’une flamme ou d’une fièvre.

 

[iv] Un ou deux mots peuvent transformer une vie. La preuve, ceux que l’abbé Huvelin a dit à Charles de Foucauld, entré dans l’église Saint Augustin pour demander des leçons de religion: « confessez-vous », et lui indiquant de se mettre à genoux. A partir de ce moment-là, Charles n’eut plus qu’un seul désir : se donner totalement à la suite du Christ. Lui qui était devenu un patachon qui gâchait sa vie, a commencé une course de géant qui lui a permis de s’accomplir et de devenir un saint (il sera bientôt canonisé). Mais pour cela, il a dû beaucoup écouter la Parole de Dieu. Non seulement celle de l’abbé Huvelin, qui l’accompagna spirituellement pendant des années , mais aussi ensuite celle des évangiles, qu’il chercha à comprendre et à vivre là où Jésus avait vécu. Nous ne pouvons pas tous vivre comme un moine et encore moins comme un ermite, comme il a vécu lui-même, mais nous avons tous besoin de cultiver notre vie intérieure afin que la Parole de Dieu produise du fruit en nous.