Heureux ?

Frères sœurs, comment parvenir au bonheur ? Alors que saint Matthieu nous présente 8 béatitudes, saint Luc nous en présente seulement 4, assorties de leurs contraires. Il ne s’agit pas de malédictions mais plutôt d’avertissements, comme des signaux « danger » à l’approche de certains chemins. Dieu veut notre bonheur, mais Il nous laisse libres, et Il nous avertit de ce qui va nous rendre malheureux[i]. Alors que le Jésus de Matthieu parlait sur la montagne à ses disciples seulement, celui de Luc parle dans la plaine non seulement à ses disciples mais à « une grande multitude de gens » venus de toute la région. Le « heureux les pauvres » de Matthieu devient ainsi « heureux vous les pauvres » et « malheureux vous les riches » car tous sont appelés à la conversion. Les premiers ne doivent pas désespérer mais se réjouir car leur pauvreté peut les aider à accueillir ce que Dieu veut leur donner. Les seconds doivent au contraire éviter l’orgueil et la présomption car leur richesse peut les pousser à se croire auto-suffisants et à ne pas se tourner vers Dieu. C’est ce que le prophète Jérémie avait déjà dit : « Maudit soit l’homme qui met sa foi dans un mortel, qui s’appuie sur un être de chair, tandis que son cœur se détourne du Seigneur… Béni soit l’homme qui met sa foi dans le Seigneur, dont le Seigneur est la confiance » (1° lect.). Méditons maintenant sur le chemin de bonheur proposé par le Christ, à partir de chacune des 4 paires de bonheurs et malheurs. La première en est le paradigme car toutes sont relatives à une forme de pauvreté : la seconde concerne nos besoins physiologiques (notre corps désire être repu), la troisième nos besoins psychiques (notre âme désire être joyeuse), et la quatrième nos besoins spirituels (nous désirons être aimés).

 

« Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous… Quel malheur pour vous, les riches, car vous avez votre consolation ! » La pauvreté nous pousse à nous tourner vers Dieu et vers les autres, alors que la richesse nous incite à nous confier en nos propres ressources. Notre société occidentale matérialiste le manifeste : l’athéisme a augmenté en proportion des richesses. Pourquoi amasser des biens ? D’abord pour jouir de plus de confort et de bien-être dans le présent, et ensuite pour parer aux aléas de l’avenir. Mais nous pouvons constater d’abord que le confort n’est pas synonyme de bonheur. En voyageant en Occident, Mère Teresa et Sœur Emmanuelle avaient été frappées de la tristesse qui transparaissait partout, alors qu’elles connaissaient la joie de ceux qui vivaient dans les bidonvilles de Calcutta et du Caire. En ce qui concerne l’avenir, nous constatons de plus qu’il est impossible de se protéger des épreuves : les maladies, les accidents… et finalement la mort touchent aussi bien les riches que les pauvres. Jésus le dit dans la parabole de l’homme dont les terres ont beaucoup rapporté, et qui se croit en sécurité pour de nombreuses années, alors que sa vie lui est redemandée la nuit même (Lc 12,19-21[ii]). La pauvreté pousse à s’abandonner entre les mains de Dieu, à l’image des oiseaux qui ne sèment ni ne moissonnent, mais que le Père céleste nourrit (Mt 6,26). Saint François d’Assise, en épousant Dame pauvreté, a vécu pleinement cette béatitude.

« Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés… Quel malheur pour vous qui êtes repus maintenant, car vous aurez faim ! » Nous savons que la faim peut entraîner la mort, mais savons-nous que la surconsommation tue peut-être encore davantage aujourd’hui ? La nourriture consommée en excès et la « malbouffe » (qui signifie à la fois une mauvaise qualité et une trop grande rapidité pour la consommer) engendrent de multiples maladies. Dans son encyclique Laudato Si, le Pape François écrit : « La spiritualité chrétienne propose une croissance par la sobriété, et une capacité de jouir avec peu » (§ 222). Le Carême, qui débutera dans quelques semaines, nous aidera à vivre en ce sens. À une époque où l’on accordait une grande importance aux plaisirs de la table, saint Ignace de Loyola a rédigé des « Règles pour s’ordonner dans la nourriture ». Pour lui, l’acte de se nourrir, comme tout acte humain, peut être éminemment spirituel. Le jeûne est un « temps béni » qui peut permettre de renouer avec sa vie intérieure et l’ascèse est le meilleur moyen de trouver la « mesure juste », celle qui permet l’ajustement entre le corps et l’esprit. Pour Ignace, la mesure juste se reconnaît à la consolation spirituelle qu’elle procure : « Parce que vous saurez vous ordonner en nourriture, vous allez prier plus facilement, trouver plus facilement le Seigneur. »

« Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez… Quel malheur pour vous qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et vous pleurerez ! » Ces paroles nous invitent à nous unir à ceux qui souffrent. Sympathie signifie « souffrir avec », et empathie « souffrir dans », au sens où nous nous mettons à la place de l’autre. Notre société, dans laquelle nous sommes abreuvés constamment de mauvaises nouvelles, peut nous entraîner vers l’indifférence et la dureté de cœur. Saint Paul nous exhorte : « Soyez joyeux avec ceux qui sont dans la joie, pleurez avec ceux qui pleurent. » (Rm 12,15) Nous pouvons pleurer à cause des maux qui touchent nos frères dans leurs corps ou leurs psychismes, mais aussi à cause de leurs péchés (et des nôtres), qui sont plus graves car ils détruisent nos âmes. Saint Dominique était le plus joyeux de tous pendant le jour, mais il pleurait toutes les nuits en criant : « Seigneur, que vont devenir les pécheurs ? »

« Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent… Quel malheur pour vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous ! » Nous désirons tous être aimés. Dans la pyramide de Maslow qui décrit tous les besoins humains, les besoins physiologiques sont à la base, les besoins de sécurité sont juste au-dessus, tandis que les besoins d’estime (des autres) et d’accomplissement (estime de soi) sont au sommet. C’est pourquoi il est si difficile d’être haï, insulté, persécuté… C’est pourquoi aussi le Christ promet la plus belle récompense à ceux qui acceptent de l’être pour lui : « réjouissez-vous, tressaillez de joie, car alors votre récompense est grande dans le ciel ». Dans notre société, le lynchage médiatique est monnaie courante, mais nous ne devons pas en avoir peur, s’il s’agit de témoigner de notre foi. Saint Valentin, patron des amoureux que nous avons fêté vendredi, était en fait un évêque italien du 3ème siècle, qui a été mis à mort par l’empereur romain à cause de sa foi.

 

Ainsi, frères et sœurs, le Seigneur veut nous donner le plus grand des bonheurs, celui d’être uni à Lui. Ce bonheur est paradoxal car il passe par la croix, mais nous savons que celle-ci est le chemin vers la résurrection. Saint Paul l’avait bien compris, lui qui écrit aux Corinthiens : « Si nous avons mis notre espoir dans le Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes. » (2° lect.) Notre bonheur d’aujourd’hui est fondé sur notre Espérance pour demain. A Lourdes, la 3ème parole de la Vierge Marie à Bernadette a été : « Je ne vous promets pas le bonheur de ce monde, mais de l’autre ». Est-ce à dire que « la religion est l’opium du peuple », comme le disait Marx ? Non, car notre foi nous pousse à lutter contre le mal présent, avec la force que nous donne l’attente du Règne de Dieu[iii]. De plus, elle nous donne de goûter déjà un avant-goût du bonheur à venir. C’est ainsi que si deux des béatitudes sont au futur (« vous serez rassasiés » et « vous rirez »), deux autres sont au présents (« le royaume de Dieu est à vous » et « votre récompense est grande dans le ciel »). Alors soyons heureux, ayons des « gueules de ressuscités », comme le philosophe Nietzche l’attendait des Chrétiens, et c’est ainsi que nos frères qui suivent des chemins de malheur pourront décider de suivre celui du Christ, l’Homme bienheureux par excellence.

P. Arnaud

[i] C’est ainsi qu’Il déclarait déjà à son peuple, par la bouche de Moïse : « je mets devant toi la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie » (Dt 30,19)

[ii] « Alors je me dirai à moi-même : Te voilà donc avec de nombreux biens à ta disposition, pour de nombreuses années. Repose-toi, mange, bois, jouis de l’existence.” Mais Dieu lui dit : “Tu es fou : cette nuit même, on va te redemander ta vie. Et ce que tu auras accumulé, qui l’aura ?” Voilà ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même, au lieu d’être riche en vue de Dieu.” » (Lc 12, 19‑21)

[iii] Nous savons «qu’il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire qui va être révélée pour nous. » (Rm 8,18)