La vie en rose
Frères et sœurs, sommes-nous dans la joie ? Aujourd’hui, dimanche de Gaudete, l’Eglise nous y invite particulièrement. Pourquoi être joyeux, alors que tant de choses ne vont pas, dans nos vies et dans le monde ? Parce que le Fils de Dieu s’est incarné pour nous sauver de toutes nos misères et nous donner d’entrer dans son Royaume. Aujourd’hui, la liturgie met en lumière plusieurs personnages pleins de joie. D’abord le prophète Isaïe : « Je tressaille de joie dans le Seigneur, mon âme exulte en mon Dieu » (1° lect.), immédiatement suivi de la Vierge Marie qui prononce quasiment les mêmes mots dans son Magnificat : « Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur ! » (Ps.) Puis l’épître nous donne d’entendre l’exhortation de saint Paul : « soyez toujours dans la joie » (2° lect.), nous rappelant que l’invitation à la joie ne concerne pas seulement aujourd’hui, mais chaque jour de nos vies. Enfin, l’évangile nous présente à nouveau Jean le Baptiste. Contrairement à l’image que certains ont de lui, Jean était un homme rempli de joie. Il le dit lui-même après avoir baptisé Jésus : « l’ami de l’époux se tient là, il entend la voix de l’époux, et il en est tout joyeux. C’est ma joie, et j’en suis comblé. » (Jn 3,29) La joie de tous ces personnages est paradoxale, car elle jaillit dans des situations difficiles : l‘exil pour Isaïe, une mission impossible à vues humaines pour la Vierge (devenir la mère du Sauveur), un ministère soumis aux épreuves continuelles pour Paul, et une vie ascétique et bientôt la prison et l’exécution qui se profilent pour Jean… Quel est le secret de leur joie ? Eh bien ils voient la vie en rose, la couleur liturgique de ce jour. Le rose de la joie est composé du blanc de la pureté (source d’humilité parce qu’elle nous éclaire sur nos faiblesses, et de confiance parce qu’elle nous éclaire sur la toute-puissance de Dieu) et du rouge de la charité (qui nous permet de donner notre vie à Dieu et aux autres). Alors, pour faire grandir en nous la joie, méditons d’abord sur la pureté, et ensuite sur la charité.
« Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. » (Mt 5,8) Ce qui revient à dire : « Heureux les cœurs purs, car ils connaîtront la vérité. » La vérité elle-même a deux facettes. La première est l’humilité, qui nous permet de reconnaître notre petitesse et nos péchés. La seconde nous éclaire sur Dieu lui-même, et engendre en nous la confiance et l’action de grâce. Les deux facettes sont inextricablement liées car la seule vérité sur nous-mêmes nous entraînerait au désespoir, et la seule vérité sur Dieu nous entraînerait à la présomption[i]. « Connais-toi toi-même » disaient les grecs, repris par sainte Thérèse d’Avila : « C’est une chose si importante de nous connaître que je ne voudrais pas qu’il y eût relâchement en ce point, quelque élevées que vous soyez dans les cieux. » (Le château intérieur). La même Thérèse, dans son autobiographie, rend grâce à plusieurs reprises pour sa vision de l’enfer qui fut à l’origine de son désir de « faire quelque chose pour Dieu ». Elle le bénit de l’avoir libérée de ce lieu que « les démons tenaient prête pour moi et que j’avais méritée par mes péchés » (Vida).
Jean aurait pu se laisser aveugler par l’orgueil, lui que les foules encensaient comme le messie. Aux prêtres et aux lévites qui lui demandent « qui es-tu ? », il répond clairement : « Je ne suis pas le Christ. » Et après avoir ajouté qu’il n’est pas non plus Elie ou le grand prophète (annoncé par Moïse), il dit enfin : « Je suis la voix de celui qui crie dans le désert : Redressez le chemin du Seigneur, comme a dit le prophète Isaïe. » Et il indique à propos du Christ : « je ne suis pas digne de délier la courroie de sa sandale. » Il se situe toujours par rapport aux autres, à son prédécesseur Isaïe et à Dieu lui-même. Il est l’anti-Narcisse, il ne passe pas son temps à s’admirer lui-même, il pointe son regard (et son doigt, comme dans nombre de peintures) vers un autre, vers le Christ, afin que nous le suivions, comme l’ont fait ses disciples. La Vierge Marie fait de même : elle se considère comme « l’humble servante du Seigneur » et pense à toutes les générations qui la diront bienheureuse (Lc 1). Même sa perfection morale (elle est la seule créature sans péché) ne la rend pas orgueilleuse car elle en rend grâce à son « Sauveur ». Quant à Paul, il se qualifie souvent dans ses lettres d’ « avorton », n’oubliant jamais sa vie avant sa conversion , mais il a aussi « les yeux fixés sur Jésus-Christ » (He 12,2).
En plus de la pureté qui permet de connaître la vérité sur nous-mêmes et sur Dieu, la joie provient de la charité. Les démons connaissent la vérité (ils sont les premiers à reconnaître que Jésus est le Fils de Dieu) mais ils n’ont aucune charité. Les saints au contraire, conscients qu’ils ont tout reçu de Dieu, veulent se donner entièrement à Lui et à ses autres enfants. Or, comme l’a dit Jésus lui-même, « il y a plus de joie à donner qu’à recevoir » (Ac 20,35) et aussi : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » (Jn 15,13) Là encore, il y a deux facettes inextricablement liées car ce don total implique l’acceptation de la souffrance. Nos 4 personnages, en donnant leur vie à Dieu et aux autres, ont accepté la croix. La Vierge Marie : « Voici la servante du Seigneur ; que tout m’advienne selon ta parole » (Lc 1,38), parole qui se concrétisera au plus haut point lorsque son cœur sera transpercé par le glaive, au pied de la croix. Jean : « Il faut qu’il grandisse ; et moi, que je diminue » (Jn 3,30) qui préfigure son martyre. Paul, qui a énuméré plusieurs fois toutes les épreuves qu’il a dû affronter dans sa mission : « Il nous faut passer par bien des épreuves pour entrer dans le royaume de Dieu. » (Ac 14,22) Quant à Isaïe, il a laissé le plus programme de don de soi qui se concrétise dans la mission : « Il m’a envoyé annoncer la bonne nouvelle aux humbles, guérir ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs leur délivrance, aux prisonniers leur libération, proclamer une année de bienfaits accordée par le Seigneur. » (1° lect.) Des paroles tellement belles et fortes que Jésus les reprendra à son propre compte dans la synagogue de Nazareth (Lc 4,18). Mais des paroles qui entraînèrent aussi des persécutions, aussi bien pour Isaïe (qui fut martyrisé selon la tradition) que pour Jésus (que ses compatriotes voulurent précipiter en bas de la colline ce jour-là).
Cependant, les épreuves, loin d’étouffer la joie de la charité, la font grandir. N’oublions pas la dernière béatitude : « Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi. Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ! C’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés. » (Mt 5,11-12) Et revenons à saint Paul qui écrit aux Colossiens : « Je trouve la joie dans les souffrances que je supporte pour vous. » (Col 1,24) Certains artistes n’ont pas eu peur de représenter la joie de Jésus sur la croix, comme par exemple à Javier en Espagne. Le père Maximilien Kolbe, durant son agonie dans un cachot d’Auschwitz, a soutenu l’espérance de ses camarades en chantant jusqu’au bout des hymnes de joie.
Ainsi, frères et sœurs, le Seigneur nous invite à voir la vie en rose, c’est à -dire à cultiver en nous la pureté du cœur qui nous permet de connaître la vérité sur Dieu et sur nous-mêmes, et la charité qui nous permet de nous donner à Lui et aux autres en acceptant la croix. La joie est un commandement, mais elle est aussi et d’abord une grâce, un fruit de l’Esprit Saint en nous. Pendant les fêtes qui approchent, ne boudons pas les joies simples de l’existence (celles des bons repas[ii], les cadeaux, les retrouvailles en famille…), au contraire, mais vivons-les toutes en étant unis à celui qui est la Vérité et l’Amour, et qui les rendra infiniment plus belles, plus fortes, et plus durables.
P. Arnaud
[i] « Seigneur, je n’ai pas le cœur fier ni le regard ambitieux ; je ne poursuis ni grands desseins, ni merveilles qui me dépassent. Non, mais je tiens mon âme égale et silencieuse ; mon âme est en moi comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère. » (Ps 130,1-2)
[ii] « Le seul bonheur des humains est de manger, de boire et de jouir des résultats de leur travail. J’ai constaté que c’est Dieu qui leur offre ce bonheur, car personne ne peut manger ni éprouver du plaisir si Dieu ne le lui accorde pas » (Si 2,24)