La meilleure part

Frères et sœurs, quelle part voulons-nous choisir ? Celle de Marthe ou celle de Marie ? Ne nous méprenons pas, la première est celle non du service – car nous sommes tous appelés à servir, c’est notre part à tous – mais celle de l’inquiétude et de l’agitation. C’est cela que Jésus reproche à Marthe : « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. »[i] Dans la parabole du semeur, il compare les soucis à des ronces qui étouffent notre cœur et empêchent sa Parole de porter du fruit[ii]. La part que Marie a choisie est celle de la méditation et de la contemplation, caractéristiques de la vie intérieure, la seule qui est « nécessaire » et qui ne peut nous « être enlevée ». C’est le socle sur lequel nous pouvons bâtir notre vie active au service des autres. Mais le choix de la contemplation est difficile, il est assimilé par beaucoup à une perte de temps. En 1790, influencée par l’empereur d’Autriche Joseph II, la Constituante avait ordonné la dissolution des ordres contemplatifs. Seuls les religieux qui se mettaient visiblement au service des autres avaient pu perdurer. Aujourd’hui, dans notre société athée qui va si vite, il est presque héroïque de s’arrêter et de prendre du temps pour Dieu. Dans La France contre les robots, paru en 1947, Georges Bernanos accusait déjà la civilisation moderne d’être « une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ».  75 ans plus tard, ce constat est encore plus vrai. L’explosion des burnouts et le recours de plus en plus fréquent au yoga et aux pratiques de méditation orientales (qui peuvent avoir des effets positifs) en sont des signes éloquents. Même en période de vacances, nous pouvons nous soucier et nous agiter pour bien des choses… Nous sommes donc appelés à une véritable conversion pour ne pas sombrer dans les soucis et l’agitation et pour cultiver en nous la vie intérieure. Cette conversion se joue à 3 niveaux : la prière d’abord, la rencontre de l’autre ensuite, et l’exercice de nos activités quotidiennes enfin.

 

Pour commencer, la vie intérieure se nourrit par la prière, avec notamment l’écoute de la parole de Dieu, à l’instar de Marie qui écoute Jésus. Deux écueils sont à éviter : le premier est de ne pas prier, par manque de temps ou de motivation ; le second est de prier sans être vraiment présent au Seigneur, pour se donner bonne conscience. Il nous faut donc à la fois prendre du temps (en le prévoyant dans notre agenda, comme un rendez-vous essentiel), et faire un effort d’attention, comme avec n’importe quelle personne que nous rencontrons. Parce que la vie contemplative constitue le sommet de la vie active (selon le philosophe Aristote), elle demande d’ouvrir tous nos sens intérieurs à la présence du Seigneur.

Cette présence peut être manifeste et nous procurer beaucoup de joie, selon le curé d’Ars: «La prière élargit notre cœur et le rend capable d’aimer Dieu. La prière est un avant-goût du ciel, un écoulement du paradis. C’est un miel qui descend dans l’âme et adoucit tout. Les peines se fondent devant une prière bien faite, comme la neige devant le soleil. La prière fait passer le temps avec une grande rapidité, et si agréablement, qu’on ne s’aperçoit pas de sa durée[iii]. » Mais parfois, le Seigneur semble se cacher, comme le fiancé de l’épouse du Cantique, et la prière peut être aride. Ce fut l’expérience de mère Teresa pendant des décennies, mais elle n’empêcha pas sa paix et sa joie intérieures.

 

Deuxièmement, la vie intérieure se nourrit par la rencontre de l’autre. La vraie rencontre. Il nous arrive en effet d’être avec quelqu’un de façon superficielle. Ce n’est pas une question de paroles (on peut être très présent à l’autre dans le silence et absent malgré un flot de paroles), mais d’attention. Le manque d’attention peut être dû à la fatigue, mais aussi au manque de respect ou d’intérêt…

Observons Abraham. Lorsqu’« il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui », il aurait pu faire semblant de ne pas les voir, et continuer sa sieste, alors que « c’était l’heure la plus chaude du jour » (1° lect.) Au contraire, « dès qu’il les vit, il courut à leur rencontre depuis l’entrée de la tente, se prosterna jusqu’à terre » et leur offrit l’hospitalité, assortie d’un somptueux repas. Quel exemple magnifique, que les membres d’Hiver Solidaire et de Migrants Solidaires reproduisent dans notre crypte, prenant ainsi le risque de la rencontre ! En accueillant ces étrangers qui parlent tantôt au pluriel et tantôt au singulier (une des premières évocations bibliques de la Trinité), c’est le Seigneur Lui-même qu’Abraham a reçu. Cet épisode nous montre à quel point la rencontre de Dieu et celle du prochain sont liées. Ce « que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40) C’est pour cette raison que notre axe pastoral depuis 4 ans s’intitule « A la rencontre de l’Autre » : aussi bien le Tout-Autre que mon frère ou ma sœur qui vit près de moi.

 

Troisièmement, la vie intérieure se nourrit par nos activités quotidiennes. On s’est aperçu que le burnout ne s’explique pas tant par un excès de travail que par une mauvaise façon de réaliser ce travail, c’est-à-dire à la façon de Marthe, dans les soucis et l’agitation. Au lieu de vivre pleinement le présent, nous le subissons. Suivons plutôt l’exemple de l’empereur Marc Aurèle, qui a écrit : « Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé, le courage de changer ce qui peut l’être, et la sagesse de distinguer l’un de l’autre ».

Cette attitude change tout et permet même de  donner un sens à nos souffrances. C’est ainsi que Paul peut écrire aux Colossiens : « maintenant je trouve la joie dans les souffrances que je supporte pour vous ; ce qui reste à souffrir des épreuves du Christ dans ma propre chair, je l’accomplis pour son corps qui est l’Église » (2° lect.). Paul n’est pas masochiste, il ne recherche pas la souffrance, mais il l’accepte avec joie car il sait qu’elle accompagne inéluctablement l’édification du Royaume.

 

Ainsi, frères et sœurs, nous ne devons pas choisir entre Marie et Marthe, mais être l’une et l’autre. La vie intérieure et la vie extérieure, caractérisée par le service, se nourrissent mutuellement. Mais il y a une hiérarchie : « Tu aimeras le Seigneur de toutes tes forces » vient avant « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». « Dieu premier servi » disait sainte Jeanne. Les grands saints ont tous été des hommes et des femmes à la fois contemplatifs et actifs. Quand on admire un bel arbre, on ne voit pas ses racines mais si elles n’étaient pas solidement implantées dans le sol, il tomberait au premier coup de vent. Saint Paul n’a pu exercer sa mission aux 4 bouts du monde et trouver sa joie dans la souffrance, signe de maturité spirituelle exceptionnelle, que parce qu’il avait d’abord passé plusieurs années dans le désert d’Arabie après sa conversion (cf Ga 1,17) et qu’il n’a cessé de prendre le temps de la prière, notamment lors de ses séjours en prison et pendant ses longs voyages. Alors choisissons toujours la meilleure part, celle qui consiste à s’unir au Seigneur, d’abord dans la prière, mais aussi dans la rencontre des autres et dans toutes nos activités. C’est ainsi que nous goûterons la paix et la joie intérieures, que rien ni personne ne pourra nous ravir.

P. Arnaud

 

[i] C’est aussi ce à quoi le prophète Isaïe avait reproché à son peuple, devant une menace d’invasion étrangère : « Par la conversion et le calme, vous serez sauvés ; dans la tranquillité, dans la confiance sera votre force » (Is 30,15) mais Israël avait choisi la fuite.

 

[ii] Cf la parabole du semeur : « ce qui est tombé dans les ronces, ce sont les gens qui ont entendu, mais qui sont étouffés, chemin faisant, par les soucis, la richesse et les plaisirs de la vie, et ne parviennent pas à maturité. » (Lc 8, 14)

Cf aussi la conclusion de la parabole du figuier qui bourgeonne : « tenez-vous sur vos gardes, de crainte que votre cœur ne s’alourdisse dans les beuveries, l’ivresse et les soucis de la vie, et que ce jour-là ne tombe sur vous à l’improviste » (Lc 21, 34)

Cf aussi cet apophtegme : « Abba Sisoës dit : “Deviens quantité négligeable, jette derrière toi ta volonté propre, et ne t’inquiète pas des soucis de ce monde et tu obtiendras la paix intérieure” ».

 

[iii] Catéchisme sur la prière