Celui qui veut être le premier sera l’esclave de tous

Frères et sœurs, quelle est notre plus grand désir, notre ambition pour notre vie ? Aujourd’hui, le Christ, en répondant à Jacques et Jean, les « fils du tonnerre », nous appelle à être des hommes et des femmes de grand désir. Certes, celui des deux frères est à purifier : « Accorde-nous de siéger, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ta gloire. » Leur demande témoigne qu’ils n’ont pas compris le sens de la messianité de Jésus : ils la voient d’une façon trop terrestre, s’attendant à ce que leur Maître devienne roi sur Israël comme David mille ans plus tôt. Leur incompréhension est d’autant plus « choquante » que Jésus vient, dans le passage précédant immédiatement, de leur annoncer pour la troisième fois sa Passion et sa mort à venir.  Les dix autres s’indignent donc à juste titre, mais il est probable qu’eux-mêmes partagent la même incompréhension et les mêmes désirs. Comment Jésus réagit-il ? Loin de se mettre en colère ou de désespérer de ses disciples, il profite de l’occasion pour les enseigner. Il n’étouffe pas leur désir, mais le purifie. Vous voulez partager ma gloire ? Vous avez raison, mais vous vous trompez sur sa nature et sur le chemin pour y parvenir. Ma gloire n’est pas terrestre mais céleste, et vous ne pourrez la partager avec moi qu’en vous mettant au service de vos frères et en acceptant la souffrance. Réfléchissons maintenant sur le sens du service et de la souffrance auxquels le Christ nous appelle.

 

Pour commencer, le Christ nous appelle au service. « Celui qui veut devenir grand sera votre serviteur. Celui qui veut être le premier sera l’esclave de tous. » L’évangile va à contre-courant de l’esprit du monde, dans lequel «les chefs des nations païennes commandent en maîtres et les grands font sentir leur pouvoir ». Les disciples, eux, doivent être serviteurs (« diakonos » en grec, « ministres » en latin) et même esclaves (« doulos » en grec) ! Ce second terme est encore plus fort que le premier, car l’esclave n’a rien à exiger en échange de son service, il est totalement tributaire du bon vouloir de son maître. Et Jésus va jusqu’à dire : « de tous » ! Quelle folie, à vues humaines !

Comment répondre à une telle demande ? En prenant exemple sur celui qui nous la pose. Jésus conclue ainsi son discours : « car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude. » Lui qui est le roi de l’univers, il n’a pas cessé de nous servir. Au moment de la dernière Cène, le lavement des pieds en a été le symbole. Mais c’est sur la croix que Jésus nous a servis de manière suprême. Que pouvait-il faire de plus pour nous que de nous sauver de la mort ? Le mot « rançon » est très fort, et renvoie à celui d’ « esclave ». De qui le Christ nous a-t-il libérés ? Du péché, de Satan, de la peur de la mort[i]… C’est parce qu’il a payé très cher notre rançon, et parce qu’il sait que cela nous rend libres et heureux, que le Christ peut nous demander de devenir nous-mêmes esclaves de Dieu et les uns des autres.

L’abus de pouvoir existe dans le monde, mais aussi dans l’Eglise, comme le rapport de la CIASE nous le manifeste très douloureusement. Le synode sur la synodalité, qui vient de s’ouvrir et se conclura en 2023, doit nous aider à repenser la collaboration entre les prêtres et les laïcs, et à donner à tous les fidèles la possibilité de participer à la vie de l’Eglise. Si le pape actuel a choisi le nom de François, c’est pour contester tout cléricalisme et abus d’autorité qui peut gangrener l’exercice du pouvoir ecclésial, aussi bien chez les prêtres que chez les laïcs. Souvenons-nous que le poverello avait refusé d’être ordonné prêtre parce que certains de son époque abusaient de leur pouvoir.

 

Lorsqu’on s’engage à servir les autres, on doit être prêt à souffrir. Le chrétien ne cherche pas la souffrance pour elle-même, il ne cherche qu’à aimer, mais il sait que l’amour passe toujours par la croix à un moment ou un autre. C’est pourquoi Jésus demande à Jacques et Jean : « Pouvez-vous boire à la coupe que je vais boire, recevoir le baptême dans lequel je vais être plongé ? » La coupe rappelle ici la coupe d’amertume, ce breuvage répugnant et dur à avaler[ii]. Le baptême, lui aussi, implique la souffrance, puisqu’il s’agit de plonger dans la mort avant de renaître. Les 2 frères répondent à Jésus sans saisir sans doute la portée de leurs paroles : « nous le pouvons ». Jésus leur annonce que c’est bien ce qui leur arrivera. Jacques sera le premier apôtre martyrisé, en 44 sur décision d’Hérode (Ac 12,2). Quant à Jean, il fut persécuté et exilé (avant d’être peut-être mis à mort).  Mais avant d’en arriver là, ils s’enfuiront au moment de la Passion. Sur la croix, Jésus ne sera entouré d’aucun de ses apôtres ; à sa droite et à sa gauche, sur son « trône de gloire », il n’y aura que deux malfaiteurs, dont l’un l’accompagnera le jour-même dans le Paradis.

Pourquoi les disciples ont-ils eu tant de mal à accepter le message de la souffrance de Jésus ? Parce que les Juifs attendaient un messie glorieux, le fils de David annoncé par les prophètes. Peu d’entre eux avaient compris le message du prophète Isaïe, annonçant un mystérieux serviteur souffrant dans cinq poèmes: « A cause de ses souffrances, il verra la lumière, il sera comblé. Parce qu’il a connu la souffrance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes, il se chargera de leurs péchés. » (1° lect.) Aujourd’hui encore, les Juifs ne sont pas tous d’accord sur l’identité de ce personnage, mais la plupart voient en lui la personnification d’Israël tout entier. Pour nous chrétiens, Jésus est à la fois le roi glorieux de l’univers et le serviteur de Dieu qui nous a sauvés en passant par la souffrance. Il est aussi le « grand prêtre par excellence » (2° lect.), qui intercède pour nous aujourd’hui encore auprès de son Père. Il peut le faire parce qu’il « n’est pas incapable, lui, de partager nos faiblesses ; en toutes choses, il a connu l’épreuve comme nous, et il n’a pas péché. »

 

Ainsi, frères et sœurs, nous pouvons remercier les fils de Zébédée pour leur demande. Grâce à eux, nous savons que le Seigneur nous appelle tous à une vocation très haute, celle de la sainteté, qui nous permettra de partager sa gloire dans le ciel. Mais il nous enseigne aussi  que le chemin pour y parvenir est celui du service et de la souffrance. Grâce à Jacques et Jean également, nous savons que le Seigneur est miséricordieux, prêt à pardonner toutes nos fautes, et patient pour nous laisser le temps de parvenir à tout lui donner. La société de notre époque cherche à se purifier de tout ce qui la corrompt, et elle a raison. Mais la justice sans miséricorde aboutit toujours à des injustices. Oui, nous devons condamner tous les crimes qui ont été commis, et même agir pour que leurs auteurs soient jugés devant les hommes, mais sans endurcir nos cœurs, car alors nous deviendrions nous-mêmes coupables aux yeux du Seigneur. Jésus Christ a été beaucoup plus dur avec les Pharisiens qu’avec les prostitués et les pécheurs parce qu’en se croyant supérieurs aux seconds, les premiers étaient en réalité atteints d’une maladie plus grave que la dépravation des mœurs, celle de l’orgueil. Pendant cette semaine qui va nous rapprocher de la grande fête de tous les saints, pourquoi ne pas relire la vie de saint Jean-Paul II, dont nous célèbrerons la fête vendredi ? Karol Wojtyla, en tant que pape, était « serviteur des serviteurs de Dieu», et il n’a pas refusé de souffrir, surtout durant les dernières années de sa vie. Tous les saints ont traversé des épreuves, et tous se sont mis au service de Dieu et de leurs frères.  Mais tous ont eu besoin de temps pour parvenir à la sainteté. Par leur intercession, en particulier celle de Jacques, de Jean, de François et de Jean-Paul II, que le Seigneur fortifie et purifie notre désir de les rejoindre un jour au Ciel. AMEN.

P. Arnaud

[i] Saint Paul écrit aux Romains : « Maintenant que vous avez été libérés du péché et que vous êtes devenus les esclaves de Dieu, vous y récoltez la sainteté, et cela aboutit à la vie éternelle. » (Rm 6,22) Et l’auteur de l’épître aux Hébreux ajoute : « par sa mort, Jésus a pu réduire à l’impuissance celui qui possédait le pouvoir de la mort, c’est-à-dire le démon, et il a rendus libres ceux qui, par crainte de la mort, passaient toute leur vie dans une situation d’esclaves. » (He 2,14-15)

[ii] « Le Seigneur tient en main une coupe où fermente un vin capiteux ; il le verse, et tous les impies de la terre le boiront jusqu’à la lie. » (Ps 75, 9)