Entre dans la joie de ton maître

Frères et sœurs, que faisons-nous de nos talents ? Voilà la question que le Seigneur nous pose ce dimanche. Elle est fondamentale puisque notre éternité en dépend. En ces derniers dimanches de l’année liturgique, l’Eglise nous invite à méditer sur le jugement qui nous attend à la fin de notre existence sur la terre. Comme saint Paul l’a rappelé aux Thessaloniciens, « le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit » (2° lect.), ce qui signifie que nous devons nous tenir prêts. Spontanément, nous avons tendance à considérer le jugement dernier à la manière dont il est décrit dans nombre de civilisations ou religions : avec une balance dans laquelle seront pesées d’un côté nos bonnes actions, et de l’autres nos mauvaises. En réalité, le Christ nous révèle tout autre chose. Pourquoi le serviteur « bon à rien » est-il rejeté « dans les ténèbres extérieures, là où il y aura des pleurs et des grincements de dents » ? Parce qu’il a commis des actes abominables ? Parce qu’il a dilapidé son talent comme le fils prodigue ? Non, tout simplement parce qu’il a eu peur et qu’il est allé le cacher dans la terre. Le contraire de la foi, ce n’est pas l’athéisme, ou même le doute, c’est la peur. Celle-ci nous stérilise, nous paralyse. Or, n’oublions pas que nous disons dans le confiteor : « Je confesse à Dieu tout-puissant, je reconnais devant mes frères que j’ai péché en pensée, en parole, par action et par omission ». Nous péchons lorsque nous faisons le mal, mais aussi lorsque nous ne faisons pas le bien que nous pourrions faire… Le Seigneur nous a donné beaucoup de talents. Dans le domaine naturel (certains sont doués pour le dessin, d’autres pour la musique, d’autres encore pour le bricolage, etc.) mais aussi dans le domaine surnaturel. Le talent le plus précieux, la foi, nous qui sommes chrétiens l’avons tous reçu avec notre baptême. Alors, comment le faisons-nous fructifier, pour notre joie et celle de nos contemporains ? Observons tour à tour les personnages de la parabole.

 

Pour commencer, admirons la confiance du maître. Le mot « confier » y revient sans cesse. Notons d’abord qu’il part en voyage. Comment ne pas songer au Christ, retourné auprès de son Père à l’Ascension ? Il arrive à certains, et à nous parfois peut-être, de regretter l’absence et le silence apparents de Dieu dans notre monde. Face à tout le mal qui nous entoure ou nous atteint, pourquoi ne réagit-Il pas ? Le Seigneur n’est ni indifférent ni inactif, mais Il nous laisse une réelle autonomie, Il nous accorde une réelle responsabilité. S’Il s’est reposé le 7ème jour de la création, ce n’est pas parce qu’il était fatigué, c’était pour nous permettre de poursuivre nous-mêmes son œuvre : « remplissez la terre et soumettez-la.» (Gn 1,28) La confiance du maître se manifeste dans sa générosité. Les sommes qu’il donne à ses serviteurs sont énormes : au temps de Jésus, un talent était un lingot en argent ou en or et valait 6000 deniers, soit l’équivalent de 6000 journées de travail ! Autrement dit, même le 3ème serviteur, avec un seul talent, reçoit une fortune, de quoi vivre pendant près de 20 ans. Leur maître est-il injuste de ne pas donner la même somme à tous ? Non, il donne « à chacun selon ses capacités ». Ce qui rend heureux, ce n’est pas de disposer d’immenses capacités, c’est de faire fructifier au mieux celles que nous possédons ; un jeune de 15 ans qui gagne son premier tournoi de tennis dans son club peut éprouver un bonheur aussi grand que celui de Novak Djokovic quand il remporte un tournoi du grand chelem. De plus, le Seigneur demandera davantage à ceux à qui il a donné davantage…

 

Admirons maintenant l’attitude des deux premiers serviteurs de la parabole. Elle ressemble à celle de leur maître car elle est basée elle aussi sur une confiance pleine d’amour. Celle-ci se transforme en crainte, qui est le premier don de l’Esprit Saint : « Heureux qui craint le Seigneur et marche selon ses voies ! » nous dit le psalmiste. Et l’auteur du livre des Proverbes chante les louanges de la femme vaillante, « la femme qui craint le Seigneur » (1° lect.). Grâce à cette crainte (celle de décevoir et peiner leur maître), les 2 serviteurs ont fait fructifier leurs talents, « aussitôt » qu’ils les ont reçus, et ils rapportent le tout à leur maître, qu’ils appellent « Seigneur » comme le troisième, mais avec une tout autre vision de sa seigneurie : leur confiance en lui leur a permis de prendre des risques et d’oser s’engager. En les entendant présenter leurs résultats, le maître répond aux deux : « Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup. » Le second est félicité avec les mêmes mots que le premier, même s’il a gagné moins, car il a fait de son mieux, lui aussi. La précision « pour peu de choses » met en lumière la richesse infinie du maître ; « je t’en confierai beaucoup » signifie qu’ils seront associés à la gestion même du royaume[i]. Elle nous rappelle aussi que le Seigneur ne nous demande pas forcément de faire des choses extraordinaires, mais de faire les choses ordinaires avec un amour extraordinaire… Enfin, il leur dit : « entre dans la joie de ton maître », signifiant ainsi que nous pouvons faire la joie de Dieu, et la partager avec Lui ! Il n’est pas dit que le maître récupère ses talents : il considère ses serviteurs comme des fils, à qui tout ce qu’il possède doit revenir en héritage. Comme le dira le Père dans la parabole du fils prodigue : « tout ce qui est à moi est à toi. » (Lc 15,31)

 

Enfin, observons le comportement du troisième serviteur, basé sur la peur et la méfiance. Sa vision du maître ressemble à celle que le serpent de la Genèse a inculquée à Adam et Eve, qui avaient reçu un magnifique talent, le jardin d’Eden à faire fructifier en le cultivant. Le venin du soupçon inculqué par le serpent les a poussés à se cacher de Dieu. Dans la Bible, la parole qui revient le plus fréquemment est : « n’ayez pas peur » ! Le 3ème serviteur a une vision faussée de son maître, parce qu’il a pris pour argent comptant (« je savais ») le mensonge du serpent. La calomnie et la médisance sont des péchés graves parce qu’ils faussent les relations entre les personnes (on dit qu’en temps de guerre, la première victime est la vérité, mais celle-ci « souffre » aussi en temps de « paix »). Nous devons être vigilants sur nos paroles, mais aussi sur notre façon d’écouter celles des autres… En l’entendant, le maître se met en colère, et fait jeter son serviteur « dehors dans les ténèbres ». Nous pouvons remarquer que les deux qualificatifs qu’il emploie pour le caractériser, mauvais et paresseux (l’inverse de « bon et fidèle »), correspondent précisément au comportement que celui-ci lui prêtait : « tu es un homme dur et tu moissonnes là où tu n’as pas semé ». En plus, le serviteur est aussi insensé, car il aurait au moins pu placer l’argent de son maître à la banque, ce qui lui aurait permis de gagner des intérêts. La peur a paralysé même son intelligence. On rejoint ici la réflexion sur la sagesse menée dimanche dernier à propos de la parabole des dix vierges. Le jugement du maître, qui l’envoie « dehors dans les ténèbres », correspond à la situation dans laquelle il s’était lui-même placée. Le jeune homme riche de l’évangile, qui a eu peur de suivre Jésus, est reparti tout triste. En ayant peur de perdre ses biens terrestres, il a renoncé à des biens incomparablement plus précieux, et il n’est pas entré dans la joie de son maître…

 

Ainsi, frères et sœurs, le Christ retourné auprès de son Père nous a confié des talents, à la fois naturels et surnaturels. Les faisons-nous fructifier ? Le maître conclue ainsi la parabole : « celui qui a recevra encore, et il sera dans l’abondance. Mais celui qui n’a rien se fera enlever même ce qu’il a.[ii] » Il existe des cercles vicieux, mais aussi des cercles vertueux : pour celui qui marche dans la bonne direction, chaque pas le rapproche du but ; mais pour celui qui marche dans la mauvaise direction, chaque pas l’en éloigne…  Ne pas faire fructifier ses talents, c’est finalement les perdre. Blaise Pascal a invité ses contemporains à considérer l’entrée dans la foi comme un pari, dans lequel il n’y a rien à perdre et tout à gagner. Mais ne nous contentons pas d’une foi tiède, prenons des risques pour notre Seigneur qui a pris celui de nous offrir la liberté en nous créant à son image. Alors, nous entrerons dans sa joie infinie.

P. Arnaud

[i] C’est ainsi que Jésus dira aux apôtres : « vous mangerez et boirez à ma table en mon Royaume, et vous siégerez sur des trônes pour juger les douze tribus d’Israël. » (Lc 22,30)

[ii] En sciences sociales, on parle de « l’effet Matthieu » qui veut que ce soient les plus riches qui s’enrichissent le plus, qui profitent le plus des biens communs et à qui on prête le plus d’argent. C’est la parabole du poste de télévision : « Un nouveau modèle qui révolutionne le produit vient de sortir. Plusieurs personnes veulent l’acquérir : le pauvre l’achète à crédit et paye une fois et demie son prix ; le moyen casse sa tirelire et achète le poste à son prix ; le riche connaît le patron du magasin qui lui fait une ristourne de 30% ; le très riche se fait offrir le poste s’il accepte d’être photographié à ses côtés ! »

Lors de son voyage aux Etats-Unis, au début du 19° siècle, le philosophe Alexis de Tocqueville a souligné l’importance de cette parabole dans l’essor du capitalisme dans ce pays. Socialement, celui qui a osé son talent et qui a échoué est mieux vu que celui qui n’a pas osé. Il recommencera avec un autre talent, et un jour il réussira. Au même moment en France, les romans de Balzac dépeignent une société dans laquelle la faillite est une honte qui rejaillit sur toute la famille.

Antoine Nouis, Le NT, Commentaire intégral verset par verset