Le Corps du Christ

Frères et sœurs, pourquoi sommes-nous venus ici ce matin ? Pour prier ? Nous aurions pu le faire en restant chez nous, ou en nous promenant le long de la mer. Dieu est partout présent, et Il nous invite d’ailleurs à prier sans cesse. Nous aurions pu aussi suivre la messe devant notre télévision, comme tant de personnes âgées et malades qui ne peuvent pas se déplacer. Si nous sommes venus ici ce matin, c’est pour rencontrer corporellement le Christ, comme la foule qui l’a suivi à pieds alors qu’il était  parti en barque pour un endroit désert, à l’écart. Si le Fils de Dieu a voulu avoir un corps comme nous, c’est pour permettre ce type de rencontres, qui va plus loin qu’une simple relation spirituelle, aussi riche soit elle. Pendant le confinement, grâce aux progrès de la technologie, nous avons pu communiquer avec nos proches à distance (par téléphone ou par internet). Ces moments étaient précieux, mais nous ont sans doute permis de prendre mieux conscience que rien ne remplace le contact physique. Nous sommes des êtres incarnés, et c’est pourquoi les « gestes barrières » ne nous sont pas naturels et peuvent continuer de nous faire souffrir. Le Christ, pour sa part, ne respecte pas les règles de distanciation sociale, il continue de se donner à nous de la façon la plus intime, avec son corps. Ce corps a 3 dimensions, comme nous allons le voir à travers l’évangile de la multiplication des pains : eucharistique, ecclésial, et mystique.

 

Pour commencer, le Christ se donne à nous dans son corps eucharistique. C’est la dimension à laquelle on pense le plus spontanément, puisque les ministres de la communion vous disent : « le corps du Christ » avant que vous répondiez « Amen ». Après s’être donné à nous dans sa parole (qui est aussi une nourriture, d’où l’expression de « première table »), le Christ se donne à nous non pour que nous le transformions en nous-même, comme les autres nourritures, mais pour nous transformer en lui. Il le fait grâce aux paroles du prêtre, qui consacre le pain et le vin. Dans l’évangile que nous venons d’entendre, il est question de pain et de poissons, mais il s’agit d’une préfiguration claire de l’eucharistie. D’abord, observons les termes : « levant les yeux au ciel, il prononça la bénédiction ; il rompit les pains, il les donna aux disciples ». Ensuite, prenons conscience du contexte : Jésus sait que les chefs du peuple veulent le mettre à mort, et il vient d’apprendre l’exécution de Jean Baptiste (Mt 14,13) qui préfigure la sienne, comme la prédication de Jean avait préfiguré la sienne. Jésus part alors en barque pour un endroit désert, à l’écart, non pour fuir, mais sans doute pour prendre un temps de recul et de prière face à la suite des évènements, en attendant que son heure vienne. En débarquant et en voyant une foule de gens, il aurait pu éprouver de l’agacement ou de la lassitude, mais saint Matthieu nous révèle au contraire qu’il il « fut saisi de compassion »  envers eux et guérit les infirmes. Sa propre faim de solitude, il ne l’assouvira qu’après avoir nourri les autres (la suite du récit nous montrera Jésus se retirant à l’écart, loin de la foule et même de ses disciples, pour prier). Auparavant, il s’offre à eux, comme il s’offre à nous dans l’eucharistie, parce qu’il a pitié de chacun de nous et veut nous guérir et nous rassasier.

 

Cependant, certains d’entre nous ne peuvent pas recevoir le Christ dans son corps eucharistique, pour différentes raisons. Il s’agit là d’une grande souffrance pour certains, des personnes divorcées remariées par exemple, mais cela signifie-t-il qu’ils ne peuvent recevoir le Christ ? Non car ils peuvent le recevoir non seulement dans sa parole, mais aussi dans son corps ecclésial. N’oublions jamais que nous formons tous ensemble le corps du Christ, comme saint Paul l’a souvent écrit aux communautés qu’il avait fondées. « C’est dans un unique Esprit que nous avons été baptisés pour former un seul corps.» (1Co 12,13) Jésus nous fait participer à son œuvre de salut, c’est pourquoi il ne crée pas de la nourriture ex nihilo, ce qu’il aurait pu faire puisqu’il est Dieu, mais il multiplie ce qui lui est donné (saint Jean écrit que c’est un jeune garçon qui lui a offert ses provisions) : cinq pains et deux poissons, cela peut sembler dérisoire, mais cela suffit. Jésus met ainsi en acte l’enseignement de ses paraboles (cf  dimanches précédents) : une graine de sénevé peut devenir un grand arbre, et un peu de levain fait lever toute la pâte (Mt 13). De plus, ce n’est pas lui qui distribue les pains et les poissons, mais les disciples qui les donnent à la foule. Ici, on songe aux prêtres, dont la mission est de distribuer aux fidèles la parole de Dieu et le pain eucharistique… Ainsi, ne désespérons jamais devant notre mission d’évangélisation. Certes, nos moyens humains peuvent sembler dérisoires devant l’immensité de la tâche, mais Dieu peut les multiplier pour nourrir tout le monde. Le fait que les pains soient d’orge (précision de saint Jean), la nourriture des pauvres, souligne davantage que Dieu se sert aussi de nos pauvretés.

 

Enfin, n’oublions pas un 3° cercle, le corps du Christ est composé non seulement de tous les chrétiens qui se rassemblent à l’église, mais aussi de tous ceux qui lui sont unis par la foi et la charité, d’une part les personnes malades et âgées, d’autre part les saints et les défunts qui célèbrent avec nous de façon invisible. Il s’agit du corps mystique du Christ, qui rassemble l’Eglise militante (sur la terre) et l’Eglise triomphante (dans le ciel), et que nous évoquerons tout à l’heure en disant « je crois dans la communion des saints ». N’oublions jamais nos frères et sœurs du ciel qui nous attendent pour le grand banquet des noces de l’agneau, que nous préfigurons dans chaque eucharistie. Certains n’ont pas reçu le baptême mais ont obéi à leur conscience et font ainsi partie de l’Eglise invisible[i]. La gratuité décrite par le prophète Isaïe – «même si vous n’avez pas d’argent, venez acheter et consommer, venez acheter du vin et du lait sans argent et sans rien payer » (1° lect.) – est un signe de ces noces qu’on retrouve dans l’évangile : alors que les disciples pensaient à renvoyer la foule pour qu’elle s’achète à manger, Jésus les nourrit gratuitement. Un autre signe des temps messianiques est la surabondance, qu’Isaïe signifia par l’image du festin : « le Seigneur, Dieu de l’univers, préparera pour tous les peuples, sur sa montagne, un festin de viandes grasses et de vins capiteux » (Is 25,6) et qu’on retrouve ici avec les 5000 hommes (sans compter les femmes et les enfants, donc une foule immense) et les 12 paniers pleins qui restent (qui évoquent en même temps les 12 tribus d’Israël, que Dieu veut toutes nourrir). L’herbe sur laquelle la foule s’assoit, alors qu’on est dans un endroit désert, symbolise elle aussi la surabondance de la grâce divine.

 

En venant ici, frères et sœurs, nous sommes allés à la rencontre du Christ, qui se donne à nous dans son corps eucharistique, ecclésial et mystique. Le premier ne peut être reçu que par certains des chrétiens, le second par tous les chrétiens, et le troisième par tous les hommes. Aux noces de l’Agneau, nous serons rassemblés, si nous en sommes jugés dignes, avec tous ceux qui auront su répondre aux appels du Christ, croyants ou non, et qui leur dira: « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mt 25,40) Jésus a multiplié les pains puis institué la messe pour faire grandir en nous la faim de l’Eucharistie, d’une Eglise fraternelle et solidaire, et du Royaume à venir. Allons à sa rencontre sous toutes ces formes, pour nous nourrir de lui et pour nourrir nos frères et sœurs qui ont faim. AMEN.

[i] Comme l’ont déclaré les pères du Concile Vatican II, « la grâce agit dans le cœur de tous les hommes de bonne volonté. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal. » (GS22)