Bénis le Seigneur ô mon âme

« Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? » Cette question, frères et sœurs, n’est pas seulement le titre d’un des plus grands succès du cinéma français (12 millions d’entrées en 2014, et un 3ème volet qui sortira le 6 avril), elle est aussi récurrente dans le cœur de l’homme. Quand il rencontre le malheur, il tend à le considérer comme une punition divine. Mais Jésus a rejeté plusieurs fois cette interprétation de Dieu comme un père fouettard: avant de guérir l’aveugle-né, il a dit à ses disciples, qui se demandaient si c’était lui ou ses parents qui avaient péché: « Ni lui, ni ses parents n’ont péché. Mais c’était pour que les œuvres de Dieu se manifestent en lui. (Jn 9,3) Ici aussi, il le déclare à nouveau à travers deux faits divers, l’affaire des Galiléens que Pilate avait fait massacrer alors qu’ils offraient un sacrifice, et la chute de la tour de Siloé. Le premier est lié à la responsabilité humaine (Pilate était réputé pour sa cruauté), le second ne l’est pas. Jésus demande : « Pensez-vous que ces hommes étaient de plus grands pécheurs que tous les autres, pour avoir subi un tel sort ? Eh bien, je vous dis : pas du tout ! » Il pourrait poser la même question à propos de ceux qui ont été les victimes d’une des dernières catastrophes naturelles, ou d’un crash d’avion… Si ce n’est pas à cause de leurs péchés que ces hommes ont subi le malheur, alors pourquoi ? Jésus ne répond pas à cette question. Mais il en profite pour exhorter par deux fois ceux qui l’écoutent : « si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même ». Il transforme donc la question « pourquoi le mal » en « pour quoi » : plutôt que de disserter sur l’origine du mal, mieux vaut savoir ce que nous en faisons. Prenons exemple sur le Seigneur lui-même et transformons la question : « Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? » en « Qu’est-ce que le bon Dieu a fait (et continue de faire) pour nous » ? Nous pouvons alors répondre à la question « pour quoi le mal ». En premier lieu, la laideur du mal nous aide à l’action de grâce pour la beauté du bien, comme l’obscurité aide à se réjouir de la lumière. Ensuite, le mal nous pousse à nous entraider les uns les autres. Enfin, il nous incite à lutter pour l’éradiquer, d’abord en nous-mêmes (par la conversion) et aussi chez les autres (par le courage et la patience).

 

 

Premièrement, le mal peut nous aider à prendre conscience du bien. C’est quand on est confronté à la maladie (la sienne ou celle d’un proche) que l’on prend mieux conscience de la valeur et de la fragilité de la santé. C’est quand on est confronté à la mort d’un proche que l’on prend mieux conscience de la valeur et de la fragilité de la vie. C’est quand on est confronté à la guerre qu’on prend mieux conscience de la valeur et de la fragilité de la paix. Beaucoup de psaumes sont des cris vers Dieu, beaucoup sont aussi des remerciements, et les deux sont parfois mêlés. Aujourd’hui, c’est l’action de grâce qui a prédominé : « Bénis le Seigneur, ô mon âme, n’oublie aucun de ses bienfaits…» mais ce psaume a sans doute été écrit dans l’épreuve. La louange et l’action de grâce nous permettent de ne pas nous centrer sur nous-mêmes mais sur Dieu. Si Pierre a commencé à couler alors qu’il marchait sur le lac de Galilée, c’est parce qu’il a cessé de regarder le Christ et s’est laissé impressionner par les vagues.

 

Deuxièmement, le mal nous pousse à nous entraider les uns les autres. Nous formons tous un seul Corps et « si un seul membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance » (1Co 12,26). Nous devons prendre exemple sur Dieu lui-même, qui dit à Moïse au buisson ardent : « J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu ses cris sous les coups des surveillants. Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens» (1° lect.). La guerre en Ukraine est terrible, mais nous pouvons admirer les innombrables gestes de solidarité qui sont posés chaque jour. Nous ne pouvons demander à Dieu son aide si nous sommes indifférents aux appels au secours de nos frères humains. C’est pourquoi nous devons nous-mêmes nous porter à leur secours, comme Moïse l’a fait  en acceptant d’abord de faire un détour pour voir de près le buisson ardent, et ensuite de retourner en Egypte, où il risquait sa vie et où il perdrait sa tranquillité[i].

 

Troisièmement, le mal nous incite à lutter pour l’éradiquer, d’abord en nous-mêmes (par la conversion) et chez les autres (par la patience et la correction fraternelle). Commençons par nous-mêmes afin de pouvoir mieux aider les autres : « enlève d’abord la poutre de ton œil ; alors tu verras clair pour enlever la paille qui est dans l’œil de ton frère » (Mt 7,5). Et ne remettons pas à demain cette conversion car c’est peut-être aujourd’hui que le Seigneur viendra nous chercher. Le massacre des Galiléens par Pilate, et la chute de la tour de Siloé nous rappellent que nous pouvons mourir à tout moment, et que nous devons y être prêts[ii]. Dans le passé, l’Eglise invitait à prier souvent pour la « bonne mort », qui est justement celle à laquelle on s’était bien préparé. La pandémie de Covid 19 et la guerre en Ukraine, qui ont déjà fait tant de morts, nous incitent en ce sens. Avons-nous rédigé notre testament ? Avons-nous choisi les  textes et les chants que nous aimerions pour nos obsèques ? Sainte Marie-Madeleine est souvent représentée avec une tête de mort, non pour signifier qu’elle était morbide, mais qu’elle se préparait continuellement à son propre départ.

 

Enfin, nous devons lutter contre le mal en nous-mêmes, mais aussi autour de nous. Il ne suffit pas de venir en aide aux victimes du mal, il faut aussi aller vers ceux qui le commettent. Bien des fois, il a été tenté par le désespoir devant la dureté de cœur non seulement du maître de l’Egypte mais aussi et surtout celle de ses frères hébreux, mais il sut faire preuve de patience. Nous pouvons admirer sa transformation : alors qu’il n’avait pas encore été appelé par Dieu, il avait répondu au mal par le mal, tuant un Egyptien pour protéger un Hébreu. Mais ensuite, il est devenu « l’homme le plus humble (ou doux) que la terre ait porté » (Nb 12,3). Il a été transformé par sa rencontre avec le Seigneur au buisson ardent : Il est un feu qui brûle mais ne consume pas, c’est-à-dire qu’Il ne détruit pas, même si nous ressemblons à ce buisson sans doute plein d’épines. Moïse a ainsi appris à ressembler à Dieu lui-même, qui « est tendresse et pitié, lent à la colère et plein d’amour » (ps) et qui ne coupe pas tout de suite le figuier stérile, mais accepte de le laisser encore une année pour que le vigneron bêche autour pour y mettre du fumier  (év.). Le figuier est une image traditionnelle chez les prophètes pour représenter la Loi de Dieu et donc la Vie. Jésus est le vigneron qui dit à son maître, qui veut le couper au bout de 3 ans pour qu’il n’épuise pas inutilement le sol : « Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche autour pour y mettre du fumier. Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir. Sinon, tu le couperas ». 3 ans, c’est la durée du ministère de Jésus. Le fumier, c’est sa passion et sa mort, qui permettront à certains de reconnaître sa véritable identité et de devenir croyants, et donc féconds…

 

 

Ainsi, frères et sœurs, plutôt que de dire parfois, lorsqu’un malheur nous arrive : « qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu », rappelons-nous plutôt ce que le bon Dieu a fait pour nous, et luttons contre le mal en aidant ses victimes, et en incitant ses auteurs et nous-mêmes à la conversion. Les crises que nous traversons dans nos existences sont autant d’occasions de renouvellement. Le mal que nous rencontrons peut devenir un fumier qui nous aide à porter un fruit savoureux pour ceux qui sont autour de nous, un fruit sur lequel nous serons jugés lors de notre rencontre du Seigneur. Prions chaque jour la Vierge Marie, en lui demandant d’intercéder pour nous « maintenant, et à l’heure de notre mort ». AMEN.

P. Arnaud

[i] Moïse aurait préféré continuer sa vie de berger, et il lui a été difficile de répondre à l’appel que le Seigneur lui a lancé au buisson ardent. Après le dialogue que nous venons d’entendre, pendant lequel le Seigneur lui a dit « Va ! Je t’envoie chez Pharaon : tu feras sortir d’Égypte mon peuple, les fils d’Israël » (1° lect.), il a cherché à esquiver cette mission, arguant notamment qu’il n’avait « jamais été doué pour la parole, ni d’hier ni d’avant-hier » (Ex 4,10). Mais finalement, il eut le courage d’aller se confronter à Pharaon et à toutes les épreuves de la traversée du désert.

[ii] « Plutôt la mort que le péché », c’était la devise que Blanche de Castille inculqua à son fils saint Louis, et que reprit saint Dominique Savio