Pour vous, qui suis-je ?

« Pour vous, qui suis-je ? » Frères et sœurs, voici la question essentielle que Jésus pose à ses disciples et qu’il pose à chacun d’entre nous.  Elle conditionne toute notre vie de foi et donc notre vie tout court. Pour certains de nos contemporains, Jésus de Nazareth est un ennemi, comme on le voit avec les groupes sataniques qui se moquent de lui et le persécutent dans leurs chansons ou dans leurs messes noires. D’autres sont indifférents parce qu’ils ne le connaissent pas ou peu et ne veulent pas en savoir plus. Pour d’autres, il est un grand personnage, au même titre que César ou Bouddha. Au temps de Jésus déjà, ces opinions étaient présentes. Les Pharisiens et les Sadducéens lui en veulent à mort[i]. Certains sont indifférents ou juste curieux, comme Hérode qui cherchera à le voir au moment de la Passion. D’autres enfin les considèrent comme un envoyé de Dieu : « Pour les uns, il est Jean Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres encore, Jérémie ou l’un des prophètes. » Mais ce qui intéresse Jésus, c’est la réponse de ses disciples, car c’est sur eux qu’il compte pour poursuivre sa mission après sa mort et sa résurrection, qu’il va annoncer pour la première fois juste après cet épisode : « Pour vous, qui suis-je ? »[ii] La réponse de Pierre, et celle de Jésus ensuite, vont nous permettre de distinguer 2 niveaux : la Tête d’abord (le Messie, le Fils du Dieu vivant), le Corps ensuite (l’Eglise).

 

Pour commencer, Jésus est « le Messie, le Fils du Dieu vivant ! »[iii]  C’est Pierre qui nous le révèle, ou plutôt c’est le Père qui le révèle à travers lui, et non pas « la chair et le sang » (i.e. les capacités naturelles). Nous trouvons ici deux titres. Le Messie d’abord : messiah en hébreu, ou christos en grec, signifie « celui qui est oint » de l’Esprit Saint pour sauver son peuple. Il rejoint un autre titre, le seul employé par Jésus pour parler de lui-même, « le Fils de l’homme », un mystérieux personnage qui viendra sur les nuées du ciel pour combattre avec le peuple saint contre les forces du mal, et à qui il sera donné une domination, une gloire et une royauté éternelles sur tous les peuples (Dn 7,14)[iv]. Dans l’imaginaire d’Israël, le Messie a aussi cet aspect puissant, il renvoie au roi David, qui a été oint par Samuel et qui a vaincu tous les ennemis de son peuple. Depuis la mort de celui-ci, les Juifs attendent un nouveau Messie, dont les prophètes ont annoncé la venue. Au temps de Jésus, leur attente est vive, car beaucoup rêvent de vaincre l’oppresseur romain. Certes, le prophète Isaïe a bien annoncé un mystérieux Serviteur souffrant, mais beaucoup estiment qu’il a évoqué là les épreuves du peuple d’Israël lui-même, et ne font pas le rapprochement avec le Messie qu’ils espèrent.

« Le Fils du Dieu vivant »[v]. Auparavant, hormis le diable et les démons, seuls les disciples dans la barque l’avaient exprimé, mais c’était après un acte de puissance extraordinaire, puisque Jésus avait marché sur l’eau et fait cesser la tempête. Ici, c’est dans le calme de la vie quotidienne que Pierre est capable d’exprimer la vérité.[vi] Cependant, ce second titre qu’il exprime est tout aussi ambigu que le premier. Même si on ne peut en réduire le sens à celui qu’on trouve dans l’Ancien Testament, où le titre de « fils de Dieu » est appliqué parfois au Messie et parfois à tous les fils d’Israël, il évoque lui aussi la puissance. Il faudra du temps avant que les disciples comprennent que la divinité de Jésus signifie avant tout un Amour humble et docile à la volonté de son Père.

Pour chasser l’ambiguïté de ces deux titres, Jésus, comme il avait rejeté dans le désert les séductions de Satan d’un messianisme temporel, et comme il avait refusé d’être proclamé roi après la multiplication des pains, « ordonna » à ses disciples « de ne dire à personne qu’il était le Messie ».

 

Cette révélation sur l’identité de Jésus est suivie d’une autre sur son Corps, qui est l’Eglise. Elle commence par une révélation sur Pierre: « Heureux es-tu, Simon fils de Yonas […] Tu es Pierre (kepha en hébreu, petrus en grec), et sur cette pierre je bâtirai mon Église[vii]. » Dans tout l’Ancien Testament, le roc, c’est Dieu lui-même. Eh bien, Dieu donne à un simple mortel, dont la foi est bien fragile, comme nous le verrons par la suite et même dès dimanche prochain, une mission qui dépasse de loin les forces humaines. Il est temps maintenant pour Jésus de préparer l’avenir : puisqu’il va se diriger vers sa Passion et sa Mort, il veut bâtir son Église, qui continuera son œuvre sur la terre. Et à sa tête, il place quelqu’un qui n’est pas un surhomme, mais simplement un croyant. Il lui confie le pouvoir des clefs, qui symbolise l’autorité sur une maison[viii]. Quelle folie, à vues humaines, quand on connait la suite de l’histoire ! Pierre va montrer d’abord un manque de discernement, voire même d’obéissance, dès l’instant d’après, au point de se faire reprendre très fermement par Jésus (« arrière Satan !») Plus tard, il manifestera aussi un manque de courage, au point de renier Jésus 3 fois… Pourtant, le Seigneur lui gardera toujours sa confiance, jusqu’à lui redire 3 fois après sa résurrection : « pais mes brebis » (Jn 21). Simon est devenu Pierre parce qu’il a cru (le mot croire, « amen » en hébreu, a la même racine que le mot « roc »), parce qu’il a bâti sa maison sur le roc qui est le Christ (cf Mt 7,24-27), et non parce qu’il avait des qualités humaines extraordinaires.

Jésus dit aussi à Pierre : «  tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux. » Un peu plus tard, il donnera aux autres apôtres de partager ce pouvoir (Mt 18,18). Dans le langage juridique des rabbins, lier et délier signifiait interdire et permettre. Ou encore, cette expression signifie lier le diable et les esprits mauvais, et délier ceux qui sont leurs victimes. Plusieurs moyens sont possibles pour y parvenir, mais notamment le sacrement de réconciliation, par lequel le prêtre peut absoudre les péchés. Donner un tel pouvoir à des hommes, quelle « folie » de la part de Dieu là encore[ix] ! Mais le pouvoir qu’ont reçu les apôtres n’est pas arbitraire, il est fondé sur celui du Fils de l’homme, qui est descendu du ciel pour vaincre les forces du mal et dont ils sont les premiers bénéficiaires, comme il leur rappellera après sa résurrection, à eux qui l’avaient abandonné un peu plus tôt : « Tout homme à qui vous remettrez ses péchés, ils lui seront remis ; tout homme à qui vous maintiendrez ses péchés, ils lui seront maintenus. » (Jn 20,23). Aussi, « la puissance de la Mort ne l’emportera pas » sur l’Église, pourtant composée de croyants si fragiles. Littéralement, le texte dit : « les portes de l’Hadès n’auront pas de force contre elle »[x]. Une des plus fameuses icônes orientales montre Jésus debout victorieux sur les portes des enfers, brisées en forme de croix…

 

Ainsi, frères et sœurs, posons-nous souvent la question : « pour moi, qui est Jésus ? » Est-il vraiment pour moi le Fils du Dieu vivant, celui qui me sauve de la mort et de l’enfer sous toutes ses formes ? L’Eglise est-elle vraiment pour moi son Corps, dont je suis membre, « pierre vivante » appelé malgré mes limites à « construire le Temple spirituel » (1P 2,5)[xi], selon la mission que le Christ veut me confier ? Certains autour de nous disent aimer le Christ mais non l’Église. Certes, elle est composée de pécheurs, croyants mais fragiles comme Pierre, et c’est pourquoi les pères du Concile Vatican II ont écrit qu’elle était « semper reformanda », i.e. qu’elle devait sans cesse de convertir. Mais depuis 2000 ans, ni les attaques de ses adversaires ni les fautes de ses membres n’ont pu la faire disparaître. Rendons grâce à celui qui est « la pierre éliminée par les bâtisseurs et qui est devenue la pierre d’angle » (1P2,4) sur laquelle nous pouvons bâtir nos vies et à l’Eglise, notre Mère qui nous enfante dans les douleurs à la vie divine !

P. Arnaud

[i] Il vient d’ailleurs de les traiter de « génération mauvaise et adultère » (Mt 16,4) et il a demandé à ses disciples de se méfier  de leur « levain » (Mt 16,11).

[ii] Lorsque Jésus pose la question à ses disciples, ils sont dans la région de Césarée de Philippe, c’est-à-dire à la limite entre le territoire d’Israël et celui des païens. C’est là qu’on adore le dieu Pan, dans une grotte qu’on trouve encore aujourd’hui à Banias, et c’est là aussi que Philippe – frère d’Hérode – s’est fait construire une ville à laquelle il adonné le nom de l’empereur, qui veut lui-même être vénéré comme un dieu.

[iii] Seul le Père pouvait le lui révéler, comme Jésus l’avait dit auparavant : « Tout m’a été confié par mon Père ; personne ne connaît le Fils, sinon le Père. » (Mt 11,27)

[iv] Ce titre est celui que Jésus a employé le plus souvent pour se désigner lui-même. Il a un double sens. D’abord, il signifie « homme », tout simplement. Dans le livre d’Ezekiel, ce titre est appliqué près d’une centaine de fois au prophète lui-même. Mais il a un autre sens, que l’on ne trouve que dans le livre du prophète Daniel. Là, il désigne un mystérieux personnage qui viendra sur les nuées du ciel pour combattre avec le peuple saint contre les forces du mal, et à qui il sera donné une domination, une gloire et une royauté éternelles sur tous les peuples (Dn 7, 14). En se donnant ce titre, Jésus signifie à la fois qu’il est pleinement homme, mais aussi qu’il est roi. Son humanité est manifeste (il mange et il boit avec les pécheurs, il dort dans la barque battue par les flots, il pleure parfois…), sa royauté est encore cachée, même s’il a déjà manifesté sa supériorité sur les forces du mal, notamment en chassant de nombreux démons.

[v] L’évangéliste emploie ici 3 articles : le Fils, du Dieu, le Vivant.

[vi] Dans les évangiles, peu sont allés aussi loin dans l’acte de foi. En contemplant Jésus mourir sur la croix, le centurion s’écriera : « Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu ! » (Mc 15, 39) Et Thomas, après la résurrection, lui dira : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (Jn 20, 28)

[vii] En Afrique, lorsqu’un adulte demande le baptême, puisqu’il a déjà reçu un prénom traditionnel (animiste) à sa naissance, il choisit un prénom chrétien sous lequel il sera baptisé, qui s’ajoutera à son premier prénom.

[viii] C’est ainsi que du temps d’Isaïe, le Seigneur avait retiré les clefs du palais royal à Shebna, qui s’était montré un mauvais serviteur (il s’était notamment fait construire sur les hauteurs de Jérusalem un splendide tombeau avec l’argent public) pour les confier à Eliakim, qui fut au contraire un serviteur dévoué et désintéressé (1° lect.).

[ix] Oui, nous pouvons admirer la profondeur infinie de son dessein, comme l’a fait saint Paul : « Quelle profondeur dans la richesse, la sagesse et la science de Dieu ! Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables ! » (2° lect.)

[x] L’Église possède donc non seulement une puissance « défensive » contre les assauts du mal (elle est stable comme une pierre), mais aussi « offensive », pour aller délivrer ceux qui sont enfermés dans les enfers (comme l’a fait le Ressuscité).

 

[xi] « Approchez-vous de lui : il est la pierre vivante que les hommes ont éliminée, mais que Dieu a choisie parce qu’il en connaît la valeur. Vous aussi, soyez les pierres vivantes qui servent à construire le Temple spirituel, et vous serez le sacerdoce saint, présentant des offrandes spirituelles que Dieu pourra accepter à cause du Christ Jésus. » (1 P 2, 4‑5)