Le figuier et le fumier
« Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? » Cette question, frères et sœurs, n’est pas seulement le titre d’un des plus grands succès du cinéma français, elle est aussi récurrente dans le cœur de l’homme. Quand il rencontre le malheur, il tend à le considérer comme une punition divine. Mais Jésus a rejeté plusieurs fois cette interprétation de Dieu comme un père fouettard : avant de guérir l’aveugle-né, il a dit à ses disciples, qui se demandaient si c’était lui ou ses parents qui avaient péché que ni lui, ni ses parents n’étaient responsables (Jn 9,3). Ici aussi, il le déclare à nouveau à travers deux faits divers, l’affaire des Galiléens que Pilate avait fait massacrer alors qu’ils offraient un sacrifice, et la chute de la tour de Siloé. Le premier (sur lequel Jésus est interrogé) est d’autant plus choquant qu’il a touché des hommes qui offraient des sacrifices à Dieu ! Jésus ajoute le second pour manifester que la mort n’est pas une punition divine, mais peut survenir à tout moment. Si ce n’est pas à cause de leurs péchés que ces hommes ont subi le malheur, alors pourquoi ? Jésus ne répond pas à cette question. Mais il en profite pour exhorter par deux fois ceux qui l’écoutent : « si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même ». Il transforme donc la question « pourquoi le mal » en « pour quoi » : plutôt que de disserter sur l’origine du mal, mieux vaut savoir ce que nous en faisons. En premier lieu, la laideur du mal peut nous aider à l’action de grâce pour la beauté du bien, comme l’obscurité aide à se réjouir de la lumière. Ensuite, le mal nous pousse à nous entraider pour le supporter. Troisièmement, il nous incite à nous convertir pour l’éradiquer en nous-mêmes. Enfin, il nous conduit à exercer la correction fraternelle pour aider notre prochain à se convertir également.
Premièrement, le mal peut nous aider à prendre conscience du bien. C’est quand on est confronté à la maladie (la sienne ou celle d’un proche) que l’on prend mieux conscience de la valeur et de la fragilité de la santé. C’est quand on est confronté à la mort d’un proche que l’on prend mieux conscience de la valeur et de la fragilité de la vie. C’est quand on est confronté à la guerre qu’on prend mieux conscience de la valeur et de la fragilité de la paix. Beaucoup de psaumes sont des cris vers Dieu, beaucoup sont aussi des remerciements, et les deux sont parfois mêlés. Aujourd’hui, c’est l’action de grâce qui a prédominé : « Bénis le Seigneur, ô mon âme, n’oublie aucun de ses bienfaits » mais ce psaume a sans doute été écrit dans l’épreuve. La louange et l’action de grâce nous permettent de ne pas nous centrer sur nous-mêmes mais sur Dieu. Si Pierre a commencé à couler alors qu’il marchait sur le lac de Galilée, c’est parce qu’il a cessé de regarder le Christ et s’est laissé impressionner par les vagues et la tempête qui symbolisent les forces hostiles à l’homme.
Deuxièmement, le mal nous pousse à nous entraider les uns les autres. Nous formons tous un seul Corps et « si un seul membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance » (1Co 12,26). Nous devons prendre exemple sur Dieu lui-même, qui dit à Moïse au buisson ardent : « J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu ses cris sous les coups des surveillants. Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens » (1° lect.). Nous ne pouvons demander à Dieu son aide si nous sommes indifférents aux appels au secours de nos frères humains. C’est pourquoi nous devons nous-mêmes nous porter à leur secours, comme Moïse l’a fait en acceptant de retourner en Egypte, où il risquait sa vie et où il perdrait sa tranquillité[i]. Lors de la seconde guerre mondiale, beaucoup de Juifs ont été arrêtés et tués, mais un certain nombre de « justes » les ont protégés au risque de leur vie.
Troisièmement, le mal nous incite à nous convertir pour l’éradiquer en nous-mêmes : « enlève d’abord la poutre de ton œil ; alors tu verras clair pour enlever la paille qui est dans l’œil de ton frère » (Mt 7,5). Ne remettons pas à demain cette conversion car c’est peut-être aujourd’hui que le Seigneur viendra nous chercher. Le massacre des Galiléens par Pilate, et la chute de la tour de Siloé nous rappellent que nous pouvons mourir à tout moment, et que nous devons y être prêts[ii]. Dans le passé, l’Eglise invitait à prier souvent pour la « bonne mort », qui est justement celle à laquelle on s’était bien préparé. Sainte Marie-Madeleine est souvent représentée avec une tête de mort, non pour signifier qu’elle était morbide, mais qu’elle se préparait continuellement à son propre départ. La conversion à laquelle nous sommes appelés ne consiste pas seulement à nous détourner du mal, mais aussi et surtout à nous tourner vers Celui qui est « tendresse et pitié, lent à la colère et plein d’amour » (Ps 102).
Enfin, nous devons aider notre prochain à se convertir également. Il ne suffit pas de venir en aide aux victimes du mal, il faut aussi aller vers ceux qui le commettent Reprenons l’exemple de saint François. Frère Léon était son compagnon très proche, mais il avait tendance à être trop scrupuleux. Un jour, il confie à François qu’il se décourage parce qu’il n’arrive pas à être parfait. François lui répond avec douceur : « Frère Léon, même si tu tombais dans tous les péchés du monde, ne perds jamais confiance en la miséricorde de Dieu. » Prenons un autre exemple, celui de sainte Catherine de Sienne. Au XIVe siècle, le pape réside en Avignon plutôt qu’à Rome, ce qui affaiblit l’Église. Catherine, bien que simple laïque, lui écrit avec audace pour lui rappeler son devoir : « Soyez un homme courageux, revenez à Rome et gouvernez l’Église comme un vrai pasteur. » Grégoire XI, touché par sa parole, finit par retourner à Rome en 1377, mettant fin à la période d’Avignon. Sur le plan sociétal, la justice restaurative, qui consiste à faire dialoguer victimes et auteurs d’infractions, a aussi permis à certains condamnés d’évoluer dans le sens de la justice et de la vérité[iii].
Ainsi, frères et sœurs, le mal peut nous servir de fumier, c’est-à-dire d’engrais pour que nous portions un fruit savoureux. C’est bien là ce que le Seigneur attend de nous, comme Jésus nous le révèle avec la parabole du figuier. Cet arbre est une image traditionnelle chez les prophètes pour représenter la Loi de Dieu et donc la Vie. Jésus est le vigneron qui dit à son maître, qui veut le couper au bout de 3 ans pour qu’il n’épuise pas inutilement le sol : « Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche autour pour y mettre du fumier. Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir. Sinon, tu le couperas ». 3 ans, c’est la durée du ministère de Jésus. Le fumier, c’est ici sa passion et sa mort, qui permettront à certains de reconnaître sa véritable identité et de devenir croyants, et donc féconds… Ainsi, les épreuves que nous traversons dans nos existences sont autant d’occasions de renouvellement. Parce qu’il demandait à Dieu de le libérer d’une mystérieuse écharde dans sa chair, saint Paul a entendu cette réponse : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse » (2Co 12,9). Parce qu’il a connu la prison et la maladie, saint François d’Assise a pris conscience de la vanité de ses désirs de gloire. Parce qu’il a été immobilisé pendant des mois après avoir été blessé à la guerre, saint Ignace de Loyola a pris conscience lui aussi de la vanité de ses désirs. Parce qu’elle a été impuissante à lutter contre son extrême sensibilité qui la faisait pleurer sans cesse, le petite Thérèse a décidé de suivre la « petite voie » de l’enfance et de s’abandonner entièrement à Dieu… Ne nous décourageons pas devant le mal, mais transformons-le en un fumier qui nous aidera à porter un fruit savoureux pour le Seigneur et pour ceux qui sont autour de nous. Vierge Marie, priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant, et à l’heure de notre mort !
P. Arnaud
[i] Moïse aurait préféré continuer sa vie de berger, et il lui a été difficile de répondre à l’appel que le Seigneur lui a lancé au buisson ardent. Après le dialogue que nous venons d’entendre, pendant lequel le Seigneur lui a dit « Va ! Je t’envoie chez Pharaon : tu feras sortir d’Égypte mon peuple, les fils d’Israël » (1° lect.), il a cherché à esquiver cette mission, arguant notamment qu’il n’avait « jamais été doué pour la parole, ni d’hier ni d’avant-hier » (Ex 4,10). Mais finalement, il eut le courage d’aller se confronter à Pharaon et à toutes les épreuves de la traversée du désert.
[ii] « Plutôt la mort que le péché », c’était la devise que Blanche de Castille inculqua à son fils saint Louis, et que reprit saint Dominique Savio
[iii] Le film Repentis (sorti en 2022) retrace l’histoire réelle de Maixabel Lasa, la veuve de Juan Maria Jauregui, un homme politique assassiné par l’organisation terroriste ETA en 2000. Onze ans plus tard, elle rencontre deux des auteurs du crime qui purgent leur peine en prison après avoir rompu leurs liens avec le groupe terroriste. Elle va les aider à une prise de conscience salutaire. Un autre film, Je verrai toujours vos visages (sorti en 2023) est centré lui aussi sur la justice restaurative.