Quand il redescendit chez lui, c’est lui qui était devenu un homme juste

Frères et sœurs, sommes-nous des justes ? Dans l’Ancien Testament, et encore aujourd’hui chez nos frères juifs, Dieu seul est saint, et le mieux que l’on puisse dire d’un homme, c’est qu’il est juste. Pour remercier tous ceux qui avaient aidé des Juifs pendant la seconde guerre mondiale, les Israéliens ont créé en 1963 au Yad Vashem, à Jérusalem, l’Avenue des Justes plantée d’arbres à leur nom,  puis le Jardin des Justes où les listes de noms sont gravées sur des murs, pays par pays. Il s’agit de la plus haute distinction civile de l’état d’Israël… Mais au fond, qu’est qu’un juste ? Les personnes reconnues « Justes parmi les Nations » – ou leurs ayant-droit –  ont reçu de Yad Vashem un diplôme d’honneur ainsi qu’une médaille sur laquelle est gravée cette phrase du Talmud : « Quiconque sauve une vie sauve l’univers tout entier ». Les personnes ainsi distinguées doivent « avoir procuré, au risque conscient de leur vie, de celle de leurs proches, et sans demande de contrepartie, une aide véritable à une ou plusieurs personnes juives en situation de danger ». Cela signifie-t-il qu’ils étaient parfaits ? Non, car un seul homme a été parfait, Jésus Christ. Cela signifie plutôt que Dieu les a justifiés, c’est-à-dire ajustés à sa volonté, comme le forgeron redresse une pièce de métal tordue. On ne naît pas juste, contrairement à ce que Rousseau pensait, on le devient avec la grâce de Dieu. C’est pourquoi, au début de chacune de nos eucharisties nous disons ou chantons : « Seigneur, prends pitié ! Kyrie eleison ! » Mais pour que cette demande puisse être accueillie favorablement par le Seigneur, nous devons cultiver en nous une double attitude : l’humilié d’une part, la confiance d’autre part.

 

Pour commencer, il nous faut être humbles. « L’humilité, c’est la vérité » disait sainte Thérèse d’Avila. L’évangile va nous aider à le comprendre, avec ses deux protagonistes. Les pharisiens, au temps de Jésus, sont admirables. Non seulement ils obéissent aux 613 commandements de la Loi de Moïse, mais ils y ajoutent d’autres pratiques de piété, notamment le jeûne deux fois par semaine. Celui de la parabole peut bien être fier de lui. Là où le bât blesse, c’est que même s’il rend grâce à Dieu pour ce qu’Il accomplit dans sa vie, il se glorifie lui-même. Pire, il le fait en méprisant les autres, en particulier le publicain qui est à ses côtés : « je ne suis pas comme les autres hommes – ils sont voleurs, injustes, adultères –, ou encore comme ce publicain ». Bref, il se met à la place de Dieu qui seul est juge et il s’élève au-dessus de tous les autres hommes, à commencer par son prochain, le publicain qui est à ses côtés. Le seul qui pourrait condamner, c’est le Christ qui sait que « tous les hommes ont péché, ils sont privés de la gloire de Dieu » (Rm 3,23). Pourtant, il agit envers nous comme avec la femme pécheresse à qui il dit : « Je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus. » (Jn 8,11). Ceux avec lesquels il a semblé être dur, ce sont justement les pharisiens, parce qu’il voulait briser la dureté de leur cœur orgueilleux. Il ira jusqu’à leur déclarer solennellement: « Amen, je vous le déclare : les publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu. » (Mt 21,31) Quel affront pour les chefs du peuple !

Les publicains, eux, étaient mal aimés de ce même peuple. Chargés par les romains de prélever les impôts, ils versaient à l’occupant les sommes exigées, et pouvaient demander ensuite à leurs concitoyens autant qu’il leur plaisait. Celui de la parabole a conscience de son péché. Mais au lieu de se centrer sur lui-même comme le pharisien, et de se lamenter dans une attitude de remords stérile, il confesse humblement son péché. N’osant même pas lever les yeux vers le ciel, il se frappe la poitrine en disant : « Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis ! » Finalement, en rentrant chez lui, il est « devenu juste », non par ses propres mérites, mais parce qu’il a su accueillir la miséricorde infinie du Seigneur. Parce qu’il s’est abaissé devant Lui, le Seigneur l’a élevé jusqu’au Ciel.

L’attitude du publicain rejoint celle du psalmiste : « Le Seigneur est proche du cœur brisé, il sauve l’esprit abattu ». C’est aussi le sens des paroles de Ben Sirac le Sage : « La prière du pauvre traverse les nuées […] Il ne s’arrête pas avant que le Très-Haut ait jeté les yeux sur lui […] et rendu justice » (1° lect.). En célébrant la Toussaint, dans quelques jours, nous réentendrons les béatitudes, avec d’abord celle des pauvres de cœur. Elle est la première parce qu’elle conditionne l’existence de toutes les autres : ce n’est que si je suis pauvre de cœur que je peux laisser le Seigneur me combler. Le pharisien est riche de cœur, il se satisfait de son sort et n’a besoin ni des autres, ni de Dieu.

 

Humilité ne signifie pas désespoir. L’humilité doit être accompagnée par la confiance. Un petit enfant qui a commis une bêtise sait que ses parents vont lui pardonner, s’il la confesse humblement.

Voyons-le maintenant à travers les exemples que nous ont laissés deux saints qui nous sont familiers, Paul et Thérèse. Avant sa rencontre avec le Christ, Saul ressemble au pharisien de l’évangile. Il est persuadé d’être juste, et méprise ceux qui semblent ne pas respecter la Loi de Moïse, à savoir les disciples de Jésus qu’il met en prison. Après le chemin de Damas, il devient un autre homme : il gardera sans cesse conscience de la gravité de ses actes passés. Plusieurs fois, dans ses lettres, il se nomme « l’avorton », et déclare ne pas être digne d’être devenu un apôtre. Et il écrit aux Philippins : « Ne soyez jamais intrigants ni vantards, mais ayez assez d’humilité pour estimer les autres supérieurs à vous-mêmes. » (Ph 2,3) Pourtant, il a une confiance infinie en la miséricorde de Dieu, et il a l’audace d’écrire à Timothée, en évoquant sa mort qui approche : « Je n’ai plus qu’à recevoir la récompense du vainqueur : dans sa justice, le Seigneur, le juge impartial, me la remettra en ce jour-là.» (2° lect.)

Prenons un 2ème exemple : celui de la petite Thérèse. Bien qu’elle ait vécu d’une manière extraordinaire depuis son plus jeune âge (elle affirme que depuis l’âge de 3 ans, elle n’a fait que chercher la Vérité), elle écrit : « Je reconnais que sans Jésus, j’aurais pu tomber aussi bas que Marie Madeleine ». Elle a conscience d’avoir été protégée par le Seigneur, d’abord dans sa famille, puis au Carmel. Pour autant, cette reconnaissance humble est associée à la plus grande confiance dans la miséricorde divine. Quelques mois avant sa mort, elle déclare à Mère Agnès : « On pourrait croire que c’est parce que je n’ai jamais péché que j’ai eu une si grande confiance dans le Bon Dieu. Dites bien ma Mère : si j’avais commis tous les crimes possibles, je garderais toujours la même confiance. Car je sais bien que cette multitude d’offenses n’est qu’une goutte d’eau, dans un brasier ardent ».

 

Ainsi, frères et sœurs, à la fois l’Ecriture et les exemples des saints nous invitent à une double attitude : l’humilité et la confiance. On prête à Talleyrand cette parole : « quand je me regarde, je me désole ; quand je me compare, je me console ». En tant que chrétien, je pourrais dire plutôt: « quand je me regarde, je me désole ; quand je regarde vers Dieu, Il me console ». Finalement, à qui devrions-nous ressembler … plutôt au pharisien ou plutôt au publicain ? Aux deux : le premier est un modèle en ce qui concerne la droiture de vie, le second un modèle en ce qui concerne l’attitude du cœur. Nous devons tendre vers la perfection, comme le Seigneur lui-même nous y invite – « vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait »  (Mt 5,48) – mais garder toujours conscience de nos limites et de nos péchés. Pour cela, le sacrement de Réconciliation peut nous aider : avant la Toussaint, pourquoi ne pas aller le recevoir ? Devant Dieu et celui qui le représentera, nous pourrons nous abaisser humblement et dire avec confiance : « Mon Dieu, prends pitié du pécheur que je suis ! » Lorsque nous rentrerons chez nous, le Christ nous aura élevés jusqu’à lui, nous serons devenus des justes.

P. Arnaud