Rabbouni, que je voie !

Frères et sœurs, sommes-nous capables de voir ? De voir la vérité ? De voir le chemin qui nous conduit vers Dieu ? Si nous sommes lucides, nous pouvons répondre que nous ne le sommes pas. Jésus déclare ainsi aux pharisiens, après avoir guéri l’aveugle-né : « Si vous étiez des aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites : “Nous voyons !” votre péché demeure. » (Jn 9,41) Seul l’orgueil peut nous empêcher de reconnaître notre cécité. Les saints, au contraire, en étaient pleinement conscients, et ils demandaient à Dieu de les éclairer. « Je veux voir Dieu » est le cri qui résume toute la vie de sainte Thérèse d’Avila. Toute la vie chrétienne peut être appelée voie d’illumination[i]. Pour nous aider à cheminer sur cette voie, contemplons l’aveugle Bartimée, dans la scène très imagée que nous venons d’entendre. Cet homme, que les trois évangiles synoptiques ont évoqué, est une parfaite image du disciple (à tel point que sa guérison est lue à tous les catéchumènes lors de l’étape du dernier scrutin). Au départ, il est aveugle, mendiant et assis. A la fin, il est voyant, libre et il marche. Il est prêt à quitter Jéricho, étymologiquement la ville de la lune (qui fluctue contrairement au soleil)[ii], la ville du monde la plus basse (-250m) et la plus ancienne (près de 8000 ans av. JC) pour suivre Jésus vers Jérusalem, la ville où réside le Temple de Dieu et où il va affronter les forces du mal. Autrement dit, il est le symbole de l’homme ancien, fluctuant, marqué par sa bassesse, et renouvelé par le Christ. Le mot employé pour l’inviter à se lever, « égeiré », signifie également « ressuscite »…  Comment cette résurrection a-t-elle été possible ? D’abord parce que Bartimée est un homme de désir. Ensuite, parce qu’il est un homme de Foi.

 

Pour commencer, Bartimée est un homme de désir. Il s’agit de la seule personne guérie par Jésus dans tout l’évangile dont le nom nous soit donné. Bartimée signifie « Fils de Timée » (Marc le souligne) : il porte donc le nom qui le désigne comme fils de son père. Il est « fils d’Honoré » car Timê en grec signifie « honneur ». Cet homme porte le nom d’un père ou aïeul qui a été célèbre et honoré. Ce patronyme est lourd à porter, d’autant plus que lui-même est marginalisé par la société.

Il aurait pu s’habituer à sa situation d’aveugle et de mendiant, et se recroqueviller sur lui-même. Au contraire, il est aux aguets, et se sert pleinement des sens qui lui restent, en particulier l’ouïe. Il a entendu parler, souvent sans doute, de Jésus de Nazareth, et il a placé en lui son Espérance. Apprenant qu’il est à Jéricho, il comprend que c’est la chance de sa vie qui se présente. Mais comme la foule est nombreuse, il pourrait être intimidé et ne pas vouloir faire de vagues. Au contraire, il se met à crier : « Jésus, fils de David, aie pitié de moi ! » Comme il pouvait s’y attendre, beaucoup de gens l’interpellent vivement pour le faire taire. C’est ainsi que l’on a tendance à traiter les marginaux, les petits. Souvenons-nous des disciples, qui écartèrent vivement les enfants qu’on approchait de Jésus (Mc 10,13). Cela parait d’autant plus justifié ici, que la scène a lieu à proximité du palais d’Hérode[iii], avec sans doute des soldats romains dans les alentours, et que ceux qui troublaient la « pax romana » risquaient très gros. Mais Bartimée ne se laisse pas intimider, et il crie de plus belle : «Fils de David, aie pitié de moi ! » Son cri répété exprime un désir immense. Quant à Jésus, s’il accepte enfin d’être reconnu publiquement comme le messie, c’est parce qu’il se dirige vers Jérusalem, où il va achever sa mission non de façon glorieuse, mais comme le serviteur souffrant.

En ce moment, comment ne pas féliciter les évêques de France, qui ont voulu que le cri des victimes de la pédophilie puisse être entendu, alors que jusqu’ici et aujourd’hui encore dans beaucoup de milieux, on leur demandait (ou demande) de se taire ? La loi de l’omerta  est puissante, mais elle peut et doit être brisée.

 

Le cri de Bartimée n’est pas seulement l’expression de son désir, mais aussi de sa Foi. Le désir est nécessaire, mais pas suffisant, comme le manifestent tant de nos contemporains qui cherchent sans succès la guérison à travers de multiples spiritualités. Qu’est-ce que la Foi ? C’est une relation vivante avec le Christ. Au départ, Bartimée l’appelle seulement « fils de David ». Cela signifie qu’il le reconnaît comme le messie, certes, mais il s’agit d’un titre qui n’implique pas de reconnaissance intime de la Personne[iv]. Un peu plus tard cependant, Bartimée l’appelle « rabbouni » qui signifie « mon maître », avec une dimension particulière de respect. C’est à ce moment-là que Jésus peut lui dire : « va, ta foi t’a sauvé. »

C’est bien Jésus qui a sauvé Bartimée, au moyen de sa Foi, mais il est passé par une autre méditation : celle des disciples, qui représentent l’Eglise, « sacrement universel du salut » (LG 48). Jésus leur dit : « Appelez-le. » Ils lui disent alors trois mots essentiels de la Foi : « Confiance, lève-toi, il t’appelle[v]. » En les appelant à jouer ce rôle, Jésus les « guérit » eux aussi de leur cécité. Lorsqu’un curé de paroisse appelle certains fidèles à s’engager, il ne le fait pas seulement « pour boucher les trous », mais d’abord pour les faire grandir.

Bartimée exprime sa Foi d’une façon admirable. Il « jeta son manteau, bondit et courut vers Jésus. » Le manteau, dans la bible, symbolise de l’identité de l’homme, et il est aussi, pour un aveugle, son unique richesse. Bartimée ne craint pas de le jeter, de se mettre « à nu » et son enthousiasme le fait bondir[vi]. Cet abandon suggère une rupture avec son passé, et rappelle aussi le geste que réalisaient les nouveaux baptisés au temps de Marc, avant de revêtir un vêtement blanc. Pourquoi Jésus lui demande-t-il « que veux-tu que je fasse pour toi ? », alors qu’il sait très bien ce à quoi il aspire ? Parce qu’il veut affermir son désir, et établir une relation personnelle avec lui.

Finalement, l’évangéliste nous révèle que Bartimée « suivait Jésus sur le chemin ». Il est devenu un disciple lui-même. Jacques et Jean, qui voulaient siéger avec Jésus dans sa gloire (cf dimanche dernier), étaient aveugles sans le savoir. Lui, maintenant qu’il a ouvert les yeux sur le Christ, marche.

 

Frères et sœurs, Bartimée fait partie des quelques personnages admirables que les évangiles nous présentent. Alors que les apôtres sont encore aveugles sur la véritable mission de Jésus, comme les péricopes des dimanches précédents l’ont manifesté, cet homme pauvre par excellence fait preuve d’un désir et d’une foi extraordinaires. Nos frères chrétiens orthodoxes ont été tellement marqués par son cri[vii] que certains récitent continuellement une prière litanique que le Récit d’un pèlerin russe a rendue célèbre : « Jésus, fils de David, aie pitié de moi, pécheur ». Nous-mêmes, au début de chaque célébration eucharistique, nous crions trois fois « kyrie eleison », même si ces mots sont parfois traduits en français. Les chantons-nous de tout notre cœur ? Au fond, de quoi souhaitons-nous être guéris par le Seigneur ? Sommes-nous prêts à reconnaître nos blessures, nos fragilités, nos péchés… et à abandonner le manteau de notre ancienne vie pour ressusciter à une identité nouvelle[viii] ? Sommes-nous prêts à faire fi des oppositions que nous rencontrerons pour guérir, et qui pourrons venir même de nos proches ? Sommes-nous prêts à accompagner le Christ sur le chemin de la Passion ? Bientôt, le jour  de la Toussaint, nous entendrons: « Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu ». Pour bien préparer cette fête, prenons conscience de nos cécités et demandons au Seigneur de purifier nos cœurs et de nous fortifier afin que nous puissions le suivre jusqu’au bout. Rabbouni, fais que nous voyions !

P. Arnaud

[i] C’est d’ailleurs l’un des noms qui était donné au baptême, dans les premiers siècles.

[ii] « Jéricho vient du nom hébreu : lune (« jareah »). Jéricho est donc la ville de la lune en hébreu. Or la lune croît et décroît, elle change sans cesse (par opposition au soleil) : elle est devenue dans le monde de Jésus le symbole de la disparition et du déclin. L’évangéliste Marc précise bien que Jésus sort de Jéricho avec ses disciples : symboliquement c’est l’invitation à sortir de nos déclins, à ne pas se résigner à la disparition ». Source : http://lhomeliedudimanche.unblog.fr/2012/10/27/bartimee-et-jesus-les-deux-fois-deux-fils/

[iii] (dont des vestiges ont été retrouvés par des archéologues)

[iv] Pourquoi Jésus ne le fait-il pas taire, comme il a fait taire les démons, qui savaient qu’il était le messie ? Parce qu’il n’est plus temps de cacher son identité, il se dirige vers Jérusalem, où il va souffrir sa passion, mourir et ressusciter, comme il l’a annoncé trois fois dans les épisodes précédents de l’évangile.

[v] Le premier – « tharsei » – pourrait plutôt être traduit par « courage », le deuxième -« égeiré » (nous l’avons vu), par « ressuscite », et le troisième -« phonei » – suggère une vocation.  Ce sont trois verbes dynamiques, qui manifestent que les appels de Dieu nous fortifient et nous mettent en mouvement.

[vi] Comme un poulain  (cf Ps 28).

[vii] Il est presque semblable à celui du publicain monté au Temple : « Le publicain, lui, se tenait à distance et n’osait même pas lever les yeux vers le ciel ; mais il se frappait la poitrine, en disant : “Mon Dieu, montre-toi favorable au pécheur que je suis !” » (Lc 18,13)

[viii] « L’homme est un pauvre qui a besoin de tout demander à Dieu » disait le curé d’Ars.