Aimer ou ne pas aimer ?

Frères et sœurs, en plus de la question d’Hamlet, « être ou ne pas être ?», il y a une autre question fondamentale que nous devons nous poser : « aimer ou ne pas aimer ? » De la réponse dépend notre bonheur… ou notre malheur. L’amour conduit au paradis, le refus d’aimer conduit à l’enfer. Celui-ci est le résultat non pas d’une décision d’un Dieu arbitraire, mais de nos propres choix. Il est une des facettes de l’Amour de Dieu, qui nous laisse libres de choisir de participer – ou non – à sa vie. « L’enfer, c’est les autres » dit Garcin dans Huis Clos de Sartre, signifiant ainsi son refus d’aimer…. Pour nous aider à faire le bon choix, le Christ nous offre aujourd’hui une parabole. Elle est la seule des évangiles où deux des personnages sont nommés. Le premier est Lazare – de l’hébreu El’Azar, qui signifie « Dieu aide ». Contrairement au riche, qui se croit « quelqu’un » et ne se définit que par rapport à ce qu’il possède, il possède aux yeux de Dieu une dignité et un « poids » particuliers. Alors qu’il ne possède rien, c’est lui qui fait du bien aux chiens alentour, qui viennent lécher ses ulcères[i] ! Le deuxième protagoniste de cette parabole à être nommé, c’est Abraham, cité 7 fois. Qu’est-il reproché au riche ? Quel mal a-t-il commis ? Nous l’ignorons, mais nous savons le bien qu’il a omis de réaliser[ii].  A chaque fois que nous récitons le confiteor, nous déclarons : « j’ai péché en pensées, en paroles, par actions, et par omissions ». Il y a là une gradation, qui manifeste que le péché par omission peut être plus grave encore que les autres. Comme la parabole le manifeste, le riche n’a pas fait le bien que le Seigneur nous demande à tous, à savoir de L’aimer, d’aimer notre prochain et de nous aimer nous-même.

 

Premièrement, le riche n’a pas su écouter Dieu. Or, quand on aime quelqu’un, on l’écoute. Lorsqu’il demande à Abraham que Lazare aille avertir ses frères pour qu’ils ne viennent pas, eux aussi, dans le même lieu de torture que lui, Abraham répond : « Ils ont Moïse et les Prophètes : qu’ils les écoutent ! » Le riche sait que cela ne sera pas suffisant pour eux, comme cela n’a pas été suffisant pour lui, c’est pourquoi il implore : « Non, père Abraham, mais si quelqu’un de chez les morts vient les trouver, ils se convertiront ». En cela, il se trompe, et Abraham le lui déclare clairement : « S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus ». La conversion est une décision du cœur, qu’aucun miracle ne peut entraîner de manière certaine. La preuve, c’est que la résurrection de l’autre Lazare de l’évangile – l’ami de Jésus – ne provoquera pas la conversion de ses ennemis, mais au contraire les décidera à le supprimer[iii] ! Dieu nous a parlé par Moïse (qui a transmis la Loi), les Prophètes, les Sages, et finalement par son Fils lui-même, mais nous pouvons choisir de les ignorer …

 

Deuxièmement, le riche n’a pas aimé son prochain, le pauvre Lazare qui gisait devant son portail. Plus précisément, il n’a pas voulu le voir, choisissant la politique de l’autruche, car nous constatons à la fin de la parabole qu’il le connaissait : « père, je te prie d’envoyer Lazare… ». Lui a-t-il fait du mal ? L’a-t-il battu, insulté ? Non, il ne lui a rien fait, et c’est là le problème : il ne lui a pas donné de nourriture, de vêtements, de sourires… On parle souvent des droits de l’homme, mais on devrait parler aussi souvent de ses devoirs. Dans la parabole du jugement dernier (Mt 25), il est frappant de constater que le Christ ne fait qu’un seul reproche à ceux qu’il place à sa gauche : « ce que vous avez omis de faire à l’un de ces petits qui sont les miens, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait »[iv].

Prenons exemple sur saint Vincent de Paul, que fêterons mardi. Après avoir d’abord voulu être prêtre pour gagner de l’argent et des honneurs, il s’est converti et s’est ensuite dépensé entièrement au service de Dieu et de son prochain (l’affamé, le malade, l’enfant abandonné, celui qui s’était éloigné de Dieu…), et a mené une vie très sobre. Il disait à propos des pauvres : « bien souvent ils n’ont presque pas la figure ni l’esprit de personnes raisonnables », ils sont « repoussants » à notre nature, comme Lazare couvert d’ulcères, comme le SDF dans la rue qui sent mauvais. « Mais tournez la médaille » ajoutait-il, « et vous verrez par les lumières de la foi que le Fils de Dieu, qui a voulu être pauvre, nous est représenté par ces pauvres ; qu’Il n’avait presque pas la figure d’un homme en sa Passion ». Souvenons-nous de saint François d’Assise, qui allait jusqu’à embrasser les lépreux !

 

Troisièmement, le riche n’a pas su s’aimer soi-même. Cette affirmation peut sembler paradoxale, et pourtant, l’égoïste qui ne se refuse rien ne s’aime pas vraiment lui-même. L’amour de soi passe par le respect de soi, qui passe lui-même par une vie vertueuse. Avant même de vivre des vertus théologales (la foi, l’espérance, la charité), il faut commencer par exercer les vertus cardinales, qui concernent tous les hommes, qu’elle que soit leurs religions et leurs croyances : tempérance, force, justice et prudence. Le riche de l’évangile n’a exercé aucune de ses vertus… en particulier, pas celle qui le concerne au premier chef, la tempérance. Du latin temperare: garder la mesure, l’équilibre, elle est la vertu qui nous permet de discipliner nos désirs et nos passions. Elle est l’inverse de l’excès. L’évangile nous dit que le riche « portait des vêtements de luxe et faisait chaque jour des festins somptueux ». Il ressemble aux autres riches décrits par le prophète Amos « vautrés sur leurs divans » et qui « boivent le vin à même les amphores » et qui « ne se tourmentent guère du désastre d’Israël » (1° lect.) Le Seigneur ne nous interdit pas de profiter de la création, au contraire.  « Tu peux manger les fruits de tous les arbres du jardin » (Gn 2,16) avait-il dit à Adam. Mais Il nous appelle à la mesure. Cet appel est particulièrement actuel, dans notre monde dans lequel 2 % de la population détient la moitié de la richesse, alors que la famine décime des populations entières dans la corne de l’Afrique (notamment en Somalie), en proie à la sécheresse[v]. L’amour du prochain et l’amour de soi sont intimement liés. Le pape François, depuis son encyclique sur la création, ne cesse de nous appeler à la justice mais aussi à la sobriété. Que de problèmes de santé seraient résolus si nous adoptions ce comportement ! Que de ressources seraient dégagées pour aider ceux qui vivent dans la pauvreté !

 

Finalement, si le riche va en enfer, c’est parce qu’il s’était enfermé dans ses richesses durant sa vie terrestre. Au lieu de se servir de l’Argent trompeur pour se faire de Lazare un ami qui l’aurait accueilli dans les demeures éternelles (rappelons-nous l’évangile de dimanche dernier, placé quelques versets auparavant), il s’est enfermé dans une illusoire recherche du bien-être. Décision après décision, il a creusé un abîme entre lui et l’Autre (Dieu, son prochain, et son être le plus profond). Abraham, lui, a aimé le Seigneur en acceptant de lui obéir jour après jour, il a aimé son prochain, comme on le voit lorsqu’il offre généreusement l’hospitalité à un mystérieux voyageur (Gn 18), et il s’est aimé lui-même, au sens où il a mené la vie ascétique des nomades du désert… Cette semaine, prenons chaque soir le temps de faire notre examen de conscience et de réciter un confiteor. En reconnaissant peut-être que nous aurons péché par omission, demandons au Seigneur non seulement de nous pardonner, mais aussi de nous aider à être toujours plus attentifs et charitable envers Lui, notre prochain et nous-mêmes. C’est ainsi que nous aurons dès ici-bas un avant-goût du paradis, avant d’en jouir pleinement après notre mort !

P. Arnaud

[i] « Amor meus, pondus meus » disait saint Augustin : sur la balance du jugement dernier, seul l’amour que j’aurai donné comptera.

[ii] N’oublions pas que le jour de notre mort, le Christ nous jugera non seulement sur le mal que nous aurons commis ou non, mais aussi sur le bien que nous aurons accompli… ou non !

[iii] La parabole renvoie effectivement à un évènement qui s’est réellement passé : lorsque Jésus a ressuscité son ami Lazare, les chefs des prêtres, loin de se convertir, ont décidé de le faire mourir. Ce n’est pas un hasard si le riche est décrit au départ comme portant du pourpre et du lin, dans le texte grec, ce que la traduction liturgique a remplacé par des vêtements de luxe : c’étaient les vêtements des grands prêtres.

[iv] En cette journée mondiale des migrants et des réfugiés, demandons-nous si nous-mêmes savons leur venir en aide ou si nous préférons les ignorer, voire les rejeter. Dans notre paroisse, l’accueil que nous leur réservons depuis 2 ans dans le cadre de Migrants Solidaire a créé beaucoup de belles rencontres et beaucoup de joie.

 

[v] En Somalie, il n’a pas plu depuis 3 ans !