Il fut transfiguré devant eux

Frères et sœurs, comment être transfigurés ? Alors que nous éprouvons parfois le poids de notre finitude, avec son lot de difficultés qui nous font « faire la grimace », si bien que nous sommes au sens propre « défigurés », comment parvenir au bout de nos chemins, celui du carême qui nous mène à la joie de Pâques, celui de nos vies qui nous mène à la joie de la résurrection ? Alors que nous nous sommes engagés dans le combat pour la conversion il y a dix jours, et que le Christ nous a montrés dimanche dernier qu’il nous était possible d’en sortir vainqueurs avec lui, peut-être avons-nous déjà essuyé quelques échecs qui pourraient nous faire douter de cette victoire. Aussi le Seigneur nous rappelle-t-il aujourd’hui le but  de notre marche à travers le désert : la résurrection. Le Christ transfiguré l’anticipe sur le Thabor, qui signifie « nombril », c’est-à-dire le lieu où il révèle son identité la plus profonde. Les 3 p du Carême (prière, partage et privations) doivent nous conduire jusqu’au P de la Pâques, qui signifie Passage : passage du péché à la sainteté, et de la mort à la vie. Un jour nous aussi, après bien des carêmes, nous réaliserons notre grand Passage, et nous serons transfigurés[i]. Mais comment l’être? En étant des « contemplactifs ». D’une part, nous devons monter avec le Christ sur la montagne, c’est-à-dire prendre le temps de la prière qui mène à la contemplation. D’autre part, nous devons redescendre dans la plaine de nos vies, i.e. être actifs là où est notre devoir d’état, où nous attendent des épreuves et des croix.

 

Pour commencer, le Seigneur nous invite à monter avec lui sur la montagne, c’est-à-dire à prendre le temps de la prière qui mène à la contemplation, comme il l’a fait avec Pierre, Jacques et Jean. L’événement que nous venons d’entendre, relaté par les trois évangiles synoptiques, se situe environ huit jours après la confession de foi de Pierre à Césarée. Après s’être écrié « tu es le Messie» (Mc 8,29), le chef des apôtres s’est fait reprendre fermement par Jésus, à qui il avait reproché vivement de casser le moral des troupes en annonçant sa Passion à venir. Et Jésus a ajouté : « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi et pour l’Évangile la sauvera. » (Mc 8, 34‑35) Nous pouvons imaginer le désarroi et les doutes qui ont dû agiter les Douze. Ainsi, celui qu’on attendait comme libérateur d’Israël allait souffrir et mourir ? Ils sont dans la « nuit de la Foi », une expression chère aux mystiques parce qu’ils l’ont tous traversée. Le sommeil accablant qui les saisit symbolise cette nuit pendant laquelle Dieu travaille leurs cœurs[ii].

Pourquoi Jésus emmène-t-il ses amis sur la montagne ? Parce que dans la bible, elle est le symbole de la rencontre avec Dieu. C’est là que Moïse a reçu les tables de la Loi ; c’est là qu’Elie a entendu le Seigneur lui parler dans la brise légère. Ce n’est pas un hasard si ce sont justement les 2 personnages qui apparaissent sur le Thabor. Pourquoi sont-ils présents ? D’abord parce que, selon la Loi, il fallait que deux personnes soient présentes pour rendre un témoignage à quelqu’un. De plus, ils représentent respectivement la Loi et les Prophètes, soit les deux grandes parties de l’Ancien Testament : tout ce qu’ils ont dit et fait était destiné à préparer la venue du Christ. Enfin, ils ont vécu comme Jésus un jeûne de 40 jours, et ils font partie des quelques personnages de l’Ancienne Alliance à avoir presque vu Dieu (Moïse de dos[iii], et Elie s’est voilé le visage devant lui dans la brise légère[iv]). Désormais, ils peuvent s’entretenir avec lui face à face. Jésus est le nouveau Moïse, qui nous donne la Loi des Béatitudes, et le nouvel Elie (à la suite de Jean Baptiste), qui nous appelle sans cesse à la conversion, comme nous l’avons entendu dimanche dernier. Il est le Visage et la Parole du Père.

Sur le Thabor, Jésus révèle à Pierre, Jacques et Jean qui il est réellement. La blancheur éclatante de ses vêtements symbolise sa divinité[v], et c’est pourquoi nous revêtons un vêtement blanc le jour de notre baptême. Le Christ est « le plus beau des enfants des hommes » (Ps 44), de cette beauté qui sauvera le monde (Dostoïevski). Sa beauté n’est pas celle que montre notre société, qui voue un culte idolâtrique au corps et en fait un objet de consommation, c’est la beauté de la grâce, qui vient non de spots extérieurs mais de l’unité intérieure et qui préfigure celle de nos corps glorifiés après la résurrection… La voix du Père qui se fait entendre, et la nuée qui rappelle celle qui accompagnait la tente de la rencontre dans le désert et qui symbolise l’Esprit Saint, constituent l’apothéose de cette épiphanie. Notons, comme saint Luc l’a fait, que c’est pendant qu’il prie que Jésus est transfiguré. La prière est le moment où l’homme cesse de se situer dans le faire pour passer dans l’être et dans le laisser-faire. Jésus a beau être pleinement homme, il est aussi une Personne divine[vi].

 

La prière et la contemplation doivent nous donner la force de transformer notre monde. C’est ainsi qu’après la transfiguration, les apôtres doivent redescendre. Si Pierre veut dresser 3 tentes, c’est  pour que cet événement dure toujours. Après avoir traversé une nuit de la foi, il jouit maintenant de la lumière divine qui l’éclaire et le réchauffe. Mais c’est alors que survient une nuée, et que la voix du Père se fait entendre. Comme au baptême, elle redit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé.» Mais d’une part elle s’adresse aux disciples, alors qu’elle ne s’adressait qu’à Jésus lors de son baptême, selon Marc. D’autre part, elle ajoute cette fois : « Écoutez-le. » Écoutez celui qui vient de vous annoncer qu’il lui faudrait passer par la souffrance et la mort avant de ressusciter. N’ayez pas les pensées des hommes, ne soyez pas du côté de Satan, qui veut contrecarrer les projets divins (cf Mc 8,33)…

Après avoir ainsi soutenu une nouvelle fois son Fils, le Père disparaît, ainsi que Moïse et Elie. Jésus reste seul avec ses apôtres. C’est ainsi que s’accomplit toute vocation humaine. Même si Dieu manifeste son soutien à ses envoyés, Il les laisse assumer leurs missions dans le clair-obscur de leurs vies quotidiennes. C’est pourquoi Jésus redescend de la montagne, « au raz des pâquerettes », afin d’y retrouver l’immense foule des hommes souffrants et égarés qu’il est venu sauver. Pourquoi défend-il à ses trois compagnons de « raconter à personne ce qu’ils avaient vu, avant que le Fils de l’homme soit ressuscité d’entre les morts »[vii] ? Parce que sans le mystère de la croix qu’il leur a annoncé, celui de la transfiguration risque d’être interprété comme un simple prodige… Les trois apôtres ont eux-mêmes eu du mal à le comprendre, eux qui se demandaient « entre eux ce que voulait dire : “ressusciter d’entre les morts” ».

Pourquoi avoir choisi ce moment et ces trois apôtres pour se révéler ainsi ? Parce que la Passion est proche, comme il l’a annoncé à Césarée, et que ces trois mêmes apôtres seront bientôt avec lui sur un autre mont – celui des Oliviers où se situe le jardin de Gethsémani – au moment où il sera non plus trans- mais dé-figuré par l’angoisse, non plus le plus beau des enfants des hommes mais « sans beauté ni éclat pour attirer les regards » (Is 53,2). Ce jour-là, ils auraient pu se souvenir du Thabor pour garder leur courage, mais ils ne verront même pas le visage angoissé et suant le sang de leur maître, car ils dormiront à nouveau. Ce sommeil-là, contrairement à celui du Thabor, sera celui de leur péché, car Jésus leur aura demandé auparavant de veiller… Résultat : lorsque Jésus sera à nouveau défiguré – plus encore – sur un autre mont, le Golgotha, ils seront absents, incapables de se tenir debout près de la Croix avec Marie…

 

Pendant ce Carême, frères et sœurs, soyons à l’écoute du Seigneur : prenons le temps de méditer sa Parole et acceptons de marcher dans la direction qu’Il nous aura indiquée, même si elle nous semble obscure. Et si notre marche devient trop difficile, souvenons-nous de tous les moments où nous avons vécu dans une lumière et une joie profonde : leur souvenir nous transfigurera à nouveau, et nous serons fortifiés pour poursuivre notre marche. AMEN.

P. Arnaud

[i] « Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons ne paraît pas encore clairement. Nous le savons : lorsque le Fils de Dieu paraîtra, nous serons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu’il est. » (1 Jn 3, 2)

[ii] Dans la bible, le sommeil est souvent associé à cette action de Dieu en profondeur : c’est pendant le sommeil d’Adam qu’Il crée Eve (Gn 2), pendant le sommeil d’Abraham qu’il établit une alliance avec lui (Gn 15)…

[iii] Ex 33,18-33

[iv] 1R19,12-13

[v] Cf les anges vêtus de blanc au moment de la résurrection (Jn 20,12)

[vi] Comme le concile de Chalcédoine l’a déclaré solennellement en 451

[vii] Le Fils de l’homme est un personnage mystérieux, à la fois individuel et collectif, qui combat les puissances du mal avec les saints avant qu’il ne soit intronisé (Dn 7). Les disciples devront combattre avec Jésus.