Aime et fais ce qu’il te plaît

Frères et sœurs, quel est l’axe de notre vie ? Quel objectif poursuivons-nous au fond de notre être, sur lequel reposent nos décisions et nos choix ? Notre société nous propose tant de « biens », tous apparemment plus « désirables » les uns que les autres, que nous pouvons avoir du mal à discerner l’essentiel… Pour un Juif au temps de Jésus, le discernement ne se situait pas au niveau des biens à rechercher, mais des commandements à observer. Il y en avait tellement (613 exactement) ! Cependant, lorsque le docteur de la loi demande à Jésus « Maître, dans la Loi, quel est le grand commandement ? », il le fait non pour être guidé, mais pour le mettre à l’épreuve. Lui qui n’est qu’un pauvre charpentier de Galilée, il va sans doute être incapable de donner une réponse claire…  Cependant, la question qu’il pose est essentielle, pour nous aussi chrétiens. Certes, le mot « commandement » nous rebute peut-être, comme à beaucoup de nos contemporains pour qui la liberté personnelle est devenue comme une idole. En fait, il n’y a pas de liberté sans règle, comme on l’enseigne aux enfants. Il en va de même des commandements du Seigneur et particulièrement du plus grand d’entre eux, qu’on pourrait résumer en un seul mot : « aime ». « Aime et fais ce qu’il te plaît » disait saint Augustin. Attention, simplicité ne signifie pas facilité. Le grand commandement du Seigneur est très simple, mais aussi très difficile à pratiquer. Il est inutile de le proposer à un homme et une femme qui sont précisément « amoureux », au début de leur relation du moins, mais il leur faudra cependant faire des efforts tout au long de leur vie s’ils souhaitent demeurer unis. Et c’est encore plus vrai pour des ennemis. Même si le Seigneur ne nous leur demande pas d’éprouver de la sympathie mutuelle, Il commande d’aimer son ennemi. L’amour doit donc s’apprendre tout au long de notre vie. Il a 3 dimensions, comme Jésus le révèle au docteur de la loi qui veut le prendre au piège. En premier, comme beaucoup de rabbins, il cite le commandement, tiré du Deutéronome, que les Juifs récitent plusieurs fois chaque jour dans le shema Israël: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. » (Dt 6,5) Puis de façon inattendue et originale, il en ajoute un second, tiré du Lévitique (19,18), en précisant qu’il est semblable au premier : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Cherchons maintenant à comprendre ces deux commandements.

 

« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. » Pour commencer, notons la répétition du mot « tout », qui revient 3 fois. Le Seigneur nous appelle à l’aimer non de manière tiède, mais avec ferveur. Dans l’Apocalypse, il dit à l’Église de Laodicée : « puisque tu es tiède – ni froid ni brûlant – je vais te vomir. » (Ap 3,15‑16) N’est-ce pas aussi notre comportement ? Nous sommes tentés d’aimer Dieu lorsque cela nous arrange, et de l’abandonner lorsque cela nous devient pénible. La croix est ainsi la mesure de l’amour.

Pourquoi avoir répété 3 fois le mot « tout », au lieu de se contenter de l’expression « de tout ton être » ? Parce que nous sommes appelés à aimer le Seigneur non seulement avec ferveur, mais aussi avec toutes les composantes de notre être : avec notre cœur, siège de la volonté et de l’intelligence ; avec notre âme, siège de la relation avec le monde spirituel ; avec notre force, qui se rattache au corps. Certains chrétiens aiment Dieu avec leur volonté et leur intelligence, mais ils ne prennent pas la peine de lui ouvrir leur âme dans la prière. D’autres se servent peu ou mal de leur corps pour prier, sans se mettre dans une posture qui favorise le recueillement. Les Juifs religieux, au contraire, prient en se balançant d’avant en arrière. D’autres chrétiens encore aiment Dieu sans se servir de leur intelligence, préférant garder la « foi du charbonnier » plutôt que de se former par des lectures ou des enseignements[i].

 

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». L’amour de Dieu est bien le premier commandement, mais il doit se concrétiser dans l’amour de l’autre. Pourquoi cette unité entre les deux commandements ? Parce que Dieu est intimement uni à l’homme. Depuis la Création, lorsqu’Il le fit « à son image et comme sa ressemblance » (Gn 1,26) mais de manière plus évidente encore depuis que « le Verbe s’est fait chair » (Jn 1, 14), le bonheur et la souffrance de l’un sont aussi le bonheur et la souffrance de l’autre : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? » (Ac 9, 4), dit le Christ à l’ennemi de ses disciples…

Le frère que je dois aimer, l’Écriture l’appelle mon prochain pour éviter qu’il ne demeure une entité abstraite. Il est facile d’aimer l’humanité entière, mais plus difficile d’aimer mon voisin qui me dérange. Et celui qui me dérange le plus, c’est celui qui est pauvre, car il a vraiment besoin de moi.

Dans la Torah, Dieu a déjà demandé à son peuple un amour privilégié pour les plus pauvres, qui étaient à l’époque de Moïse l’émigré, la veuve et l’orphelin : « Tu ne maltraiteras point l’immigré qui réside chez toi, tu ne l’opprimeras point, car vous étiez vous-mêmes des immigrés en Égypte. Vous n’accablerez pas la veuve et l’orphelin» (1° lect.). Jésus a fait de même dans la parabole du bon samaritain (Lc 10,25-37). Le prêtre et le lévite croyaient sans doute aimer Dieu, ils croyaient sans doute aimer les autres, mais ils n’ont pas su aimer l’homme à moitié mort qu’ils ont rencontré sur le bord du chemin.  Le samaritain, au contraire, a non seulement été saisi de pitié en le voyant, mais il a aussi pris soin de lui, lui offrant de son temps et de ses biens.

A l’amour du prochain, le commandement du Lévitique ajoute : « comme toi-même ». Je ne peux pas aimer pleinement Dieu et mon prochain si je ne m’aime pas moi-même.  Comme l’écrit Benoît XVI dans son encyclique Deus caritas est (§3-11), pour parvenir à l’agapè, l’amour divin et oblatif qui se donne, l’homme doit passer par l’eros, l’amour du pauvre qui accueille et reçoit. M’aimer moi-même n’est pas me comporter de façon narcissique, mais reconnaître que j’ai été créé à l’image même de Dieu et qu’Il m’a aimé au point de me sauver par son Fils. « Le Fils de Dieu m’a aimé et s’est livré pour moi » écrivait saint Paul (Ga 2,20) Et le pape saint Léon s’écriait : « Chrétien, reconnais ta dignité ! »[ii]

 

Ainsi, frères et sœurs, le Seigneur nous appelle à un triple amour : pour Lui-même, pour notre prochain, et pour nous-mêmes. Ce triple amour n’en fait qu’un, car il est le Don de Celui qui est l’Amour. Je ne peux aimer Dieu de tout mon être, et mon prochain comme moi-même, que si je me laisse d’abord aimer par le Seigneur. Malheureusement, pour beaucoup, Dieu et l’homme sont en concurrence. N’est-ce pas précisément ce que le serpent de la Genèse a voulu faire croire à Adam et Eve[iii] ? L’homme oscille ainsi entre deux tentations : un amour de Dieu qui est une haine du monde, et un amour du prochain et de soi-même qui est une haine de Dieu[iv]. Le Christ, lui, a aimé son Père de tout son être, et il nous a aimés jusqu’à nous donner sa vie. Il passait des nuits entières en prière, et des journées entières à servir les hommes par sa parole et par ses miracles. Au moment de la dernière Cène, il a résumé les deux grands commandements en un nouveau : « Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. » (Jn 13,34) Sur la croix, formée par une poutre verticale et une poutre horizontale, il manifesta la perfection de son amour pour Dieu et pour les hommes. Après avoir promis au bon larron : « aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis » (Lc 23,43), il s’écria : « Père, entre tes mains je remets mon esprit. » (Lc 23,46) Cette semaine, immergeons-nous dans l’océan de l’amour de Dieu, et mettons en pratique l’invitation de saint Augustin : « aime et fais ce qu’il te plaît » !

P. Arnaud

 

[i] Tous les saints ont mis en pratique le premier commandement. Bruno abandonna tout pour chercher Dieu dans la solitude de la chartreuse. François d’Assise et Dominique, avant de se donner au service de leurs frères pendant le jour, passaient une partie de leurs nuits en prière. Et Mère Teresa ne passait pas une journée sans recevoir l’eucharistie et sans prendre un temps d’oraison, alors même qu’elle y éprouvait beaucoup de sècheresse.

 

[ii] Reprenons l’exemple de Mère Teresa : en quittant le couvent où elle menait sa vie de religieuse, elle n’aspirait qu’à servir Dieu et les plus pauvres. Le premier jour, elle partit dans les rues de Calcutta en se nourrissant à peine, tant sa générosité était grande. Le jour où elle perdit connaissance, épuisée par la fatigue, elle comprit qu’elle ne pourrait bien servir son prochain que si elle savait prendre des forces pour elle-même. Depuis lors, elle prit de solides repas avant d’aller aider les miséreux.

 

[iii] « Dieu sait que, le jour où vous en mangerez (du fruit de l’arbre au milieu du jardin), vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » (Gn 3,5)

[iv] Le tsar Ivan le terrible, croyant servir Dieu, maltraita et fit exécuter des milliers de personnes. A l’opposé, le philosophe Nietzsche écrit dans plusieurs de ses ouvrages : « Dieu est mort ». Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il en conclut : « Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux ? »