Qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive.
Frères et sœurs, sommes-nous prêts à marcher à la suite du Christ ? Puisque nous sommes ici, c’est que nous y sommes déjà engagés. Mais la question est de savoir si nous sommes prêts à aller jusqu’au bout de notre marche avec lui, jusqu’à la résurrection. Pour y parvenir, le Christ nous donne 3 conditions : « Celui qui veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix – Luc ajoute « chaque jour » (9,23) – et qu’il me suive ». Pierre était prêt à marcher à la suite d’un Messie glorieux, mais il a d’abord refusé de suivre un Messie souffrant. Lorsque Jésus annonce pour la 1ère fois : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les chefs des prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, le troisième jour, il ressuscite », il se permet de lui faire de vifs reproches. Jésus est obligé de le reprendre très fermement, devant tous les disciples afin qu’ils comprennent : « Passe derrière moi, Satan ! Tu es pour moi une occasion de chute : tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » Alors que Pierre s’était laissé inspirer par le Père quelques instants plus tôt, il a laissé Satan l’influencer juste après. Méditons sur les trois conditions pour devenir de véritables disciples du Christ : renoncer à nous-mêmes, prendre nos croix chaque jour, et le suivre.
« Qu’il renonce à lui-même ». Cette première condition ne va-t-elle pas contre notre désir naturel de nous épanouir et de développer notre personnalité ? Nietzsche et beaucoup d’autres voient la morale chrétienne comme castratrice, une « morale d’esclaves ». En fait, il s’agit non de renoncer à la vie et au bonheur, mais à notre propre volonté. Pourquoi ? Parce que nous ne sommes pas de bons juges de ce qui est bon pour nous. Comme les brebis ou enfants qui peuvent se perdre et se faire beaucoup de mal s’ils sont laissés à eux-mêmes, nous avons besoin d’être guidés par un pasteur qui connaît le chemin vers le bonheur et éduqués par un Père qui nous apprend à vivre. Saint Philippe Néri disait chaque jour au réveil : « Seigneur, méfie-toi de Philippe » ! C’est pourquoi nous demandons sans cesse : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Il s’agit non seulement d’éviter le mal, mais aussi de choisir le plus grand bien. Saint Paul exhorte ainsi les Romains : « Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour savoir reconnaître quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait. » (2° lect.). Parmi les sept dons de l’Esprit Saint, c’est celui de Conseil, qui parfait la vertu de prudence, qui nous permet de prendre les meilleures décisions.
Le renoncement est nécessaire non seulement parce que notre nature a été blessée par le péché, et que nous sommes parfois attirés par le mal, mais aussi parce que notre nature est limitée et ne cherche pas spontanément à obéir à la volonté divine. La preuve en est que Jésus lui-même a dû combattre parfois pour accepter la volonté de son Père. Ce fut le cas notamment le Jeudi Saint à Gethsémani. Jésus était habité de deux volontés, une humaine et l’autre divine, comme le déclara solennellement le concile de Constantinople III en 681. Après la dernière Cène, Jésus est violemment tenté par Satan de rejeter la volonté de son Père. Pourtant, il lui dit à plusieurs reprises : « Non pas ma volonté, mais la tienne. » (Luc 22,42) Jésus n’a pu demeurer fidèle à son Père que grâce à la prière ; les apôtres eux, parce qu’ils se laissèrent dominer par le sommeil alors que Jésus leur avait demandé de prier eux-aussi, furent infidèles…
« Qu’il prenne sa croix chaque jour ». Après avoir discerné la volonté de Dieu, il faut être fidèle pour l’accomplir jusqu’au bout, malgré les croix du quotidien. Jésus n’a pas combattu seulement à Gethsémani, mais aussi tout le lendemain, jusqu’à crier sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27,46). Ces paroles ont beau être tirées d’un psaume qui se termine par un grand cri d’espérance, elles expriment une souffrance terrible. Cette fois, parmi les vertus et les dons de l’Esprit Saint, c’est la force qu’il nous faut demander. Il ne suffit pas d’avoir renoncé à un moment donné à sa volonté propre, il faut refaire ce choix « chaque jour ». Les religieux et religieuses qui ont prononcé leurs vœux, les prêtres qui ont fait des promesses, les hommes et les femmes mariés qui se sont engagés l’un envers l’autre lors d’une célébration solennelle doivent renouveler leurs engagements chaque jour.
Un bel exemple est celui du prophète Jérémie. Il a dû non seulement accepter sa mission au départ, mais aussi persévérer ensuite, malgré les difficultés : « À longueur de journée, la parole du Seigneur attire sur moi l’insulte et la moquerie. Je me disais : ‘Je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son nom.’ Mais elle était comme un feu brûlant dans mon cœur, elle était enfermée dans mes os. Je m’épuisais à la maîtriser, sans y réussir » (1° lect.)
« Qu’il me suive ». Sous-entendu : « qu’il me suive même et surtout là où il a peur d’aller ». Après avoir souffert la croix, Jésus est descendu aux enfers. Cette spiritualité du Samedi Saint est ignorée de beaucoup de chrétiens. Elle a portant été expérimentée par tous les saints. C’est ce que les mystiques appellent « la nuit de la foi ». A un moment donné, le disciple du Christ se trouve dans les ténèbres. Au-delà de la souffrance de la croix, il ne ressent plus la présence de son Bien-Aimé[i]. Saint Jean de la Croix a décrit dans le Cantique spirituel cet état qu’il a traversé très profondément. Sainte Thérèse de Lisieux a vécu dans cet état durant les 18 derniers mois de sa courte vie. Elle écrit dans son autobiographie : « Il faut avoir voyagé sous ce sombre tunnel pour en comprendre l’obscurité…La Foi, ce n’est plus un voile pour moi, c’est un mur…Lorsque je chante le bonheur du ciel, l’éternelle possession de Dieu, je n’en ressens aucune joie, car je chante simplement ce que JE VEUX CROIRE » (Ms.C;5.7). Grâce à ses lettres qui furent publiées après sa mort, on a découvert qu’une autre Thérèse, celle de Calcutta, avait passé la majorité de sa vie dans cette obscurité. « On me dit que Dieu m’aime, et pourtant la réalité de l’obscurité, et de la froideur, et du vide est si vaste, que rien ne touche mon âme », témoigne-t-elle dans une de ces lettres. Dans cette situation, c’est grâce aux dons de crainte et de piété que nous pouvons rester fidèles au Seigneur…
Ainsi, frères et sœurs, celui qui veut marcher à la suite du Christ, c’est-à-dire être son disciple, doit accepter de vivre avec lui le mystère pascal, qui passe à travers le Jeudi, le Vendredi et le Samedi Saints. Mais ce cheminement aboutit au Dimanche de la Résurrection. Jésus le dit clairement : « celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi la sauvera ». Si nous voulons « sauver notre vie » en écoutant l’Adversaire qui nous pousse à nous défier de Dieu, nous la perdrons. Nous perdrons la vraie vie, la vie éternelle, qui est la vie divine. Mais si nous acceptons de « perdre » notre vie terrestre en faisant confiance au Messie de Dieu qui nous invite à marcher à sa suite, nous la sauverons. Alors, frères et sœurs, prions les uns pour les autres, afin que l’Esprit Saint insuffle sans cesse en nous ses dons de conseil, de force, de crainte et de piété, et que nous acceptions de mourir chaque jour avec le Christ pour ressusciter chaque jour et à la Parousie avec lui.
P. Arnaud
[i] La bien-aimée du Cantique des Cantiques s’écrie : « Sur ma couche pendant les nuits, j’ai cherché celui que mon cœur aime ; je l’ai cherché et je ne l’ai point trouvé ». (Ct 3,1)