Ce que tu auras accumulé, qui l’aura ?

Frères et sœurs, comment nous enrichir ? Attention, je ne parle pas de richesses matérielles, mais des grâces que le Seigneur veut nous offrir. La Vierge Marie n’était pas riche matériellement, mais elle était pleine de grâce(s), et donc riche en vue de Dieu. Le Christ nous dit aujourd’hui, en concluant sa parabole : « Voilà ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même, au lieu d’être riche en vue de Dieu ». Et saint Paul nous appelle également : « Recherchez les réalités d’en haut…  Pensez aux réalités d’en haut, non à celles de la terre » (2° lect.) Cette double exhortation peut nous sembler déraisonnable. L’homme riche de la parabole n’a-t-il pas agi sagement en amassant des biens pour se mettre à l’abri en cas de coup dur ? Nul ne sait de quoi l’avenir sera fait, mais il est très probable que nous devrons affronter des difficultés. Alors, pour s’y préparer, certains choisissent d’accumuler des biens terrestres, de l’argent, des maisons, des diplômes… Cette accumulation semble non seulement une sécurité pour l’avenir mais aussi un signe de la bénédiction divine. Le sociologue Max Weber a ainsi mis en lumière un des moteurs du capitalisme, notamment aux Etats-Unis et en Allemagne : pour nos frères et sœurs réformés qui croient à la prédestination, la richesse est une protection contre leur angoisse d’être damnés, elle les assure de la bienveillance de Dieu à leur égard… Accumuler des richesses semble donc sage, et pourtant, Dieu dit à l’homme qui agit ainsi : « tu es fou », et l’argument qu’il utilise est on ne peut plus raisonnable : « cette nuit même, on va te redemander ta vie. Et ce que tu auras accumulé, qui l’aura ? » Tout ce qui concerne l’avenir est de l’ordre de la probabilité, sauf une chose, qui est sûre : nous mourrons un jour. Et une autre chose qui est sûre, c’est que nous n’emporterons rien avec nous, même si nous déposons dans notre tombeau tous nos trésors, comme le fit Toutankhamon. Comme l’écrit le sage Qohélet: « Que reste-t-il à l’homme de toute la peine et de tous les calculs pour lesquels il se fatigue sous le soleil ? … Cela n’est que vanité » (1° lect.) Que nous soyons croyants ou non, nous devrions nous préparer pour le moment de notre mort. C’est tellement vrai que Montaigne écrit dans ses Essais : « Philosopher, c’est apprendre à mourir ». Et nous qui sommes croyants, nous prions souvent Marie en lui demandant: « Priez pour nous pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort ». Au moment de mourir, nous comparaîtrons en jugement devant Celui qui nous a donné la vie. Comment nous jugera-t-il ? Saint Jean de la Croix répond très clairement : « Au soir de notre vie, nous serons jugés sur l’amour ». Amour de Dieu, de notre prochain, de nous-mêmes, comme nous y invite le premier commandement : « Tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur, et ton prochain comme toi-même ». Ce matin, je vous propose de méditer sur ces 3 dimensions de l’amour, en montrant comment l’amour de l’argent les corrompt toutes les 3.

 

Premièrement, l’amour de l’argent corrompt l’amour de Dieu. « Nul ne peut servir 2 maîtres », dit le Christ, « car, ou il haïra l’un, et aimera l’autre; ou il s’attachera à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon » (Mt 6,24). S’enrichir pour faire face aux aléas de l’avenir est d’abord un manque de foi, c’est-à-dire de confiance envers le Seigneur. La preuve, c’est qu’Il nourrit les oiseaux, qui ne font ni semailles ni moisson, et n’ont ni réserves ni greniers, et qu’il habille mieux que Salomon dans toute sa gloire les lis des champs, qui ne filent pas et ne tissent pas (Mt 6,26-28). Or, n’en déplaise à certains courants naturalistes actuels qui mettent l’animal au même niveau que l’homme, voire même au -dessus, Jésus nous dit clairement : « Vous valez tellement plus que les oiseaux » ! Aussi nous exhorte-t-il : « Pourquoi vous faire du souci ? […] Ne cherchez donc pas ce que vous allez manger et boire ; ne soyez pas anxieux. Tout cela, les nations du monde le recherchent, mais votre Père sait que vous en avez besoin. Cherchez plutôt son Royaume, et cela vous sera donné par surcroît » (v.33). Le jeune homme riche n’a pas été capable de suivre Jésus « car il avait de grands biens » (Lc 18,23). Saint François, au contraire, se mit nu devant son père de la terre pour lui signifier qu’il renonçait à toute possession pour s’abandonner au Père des cieux, et pour épouser Dame Pauvreté.

 

Deuxièmement, l’amour de l’argent corrompt l’amour du prochain. C’est même vrai dans les familles. Combien se sont déchirées pour des questions d’héritage ? C’est le cas dans l’évangile de ce dimanche. Un homme demande à Jésus : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage ». Dans la loi, il est prévu que l’aîné reçoive tous les biens immobiliers, et une double part des biens mobiliers, afin d’éviter un morcellement de l’héritage ; à charge pour lui d’en faire profiter ensuite tout son clan. Dans la situation présente, a-t-il refusé de donner à son frère cadet toute la part qui lui revient, ou seulement une partie, et pourquoi ? Jésus ne cherche pas à le savoir. Sa mission n’est pas de régler les différends temporels entre les hommes, mais de leur donner les moyens de recevoir l’héritage qui contient plus de richesses que tout ce que nous pouvons imaginer : Dieu Lui-même, avec son Royaume. Dans un autre passage, un homme riche (dans une parabole cette fois) ne voit pas Lazare qui gît devant son portail, car il est aveuglé par ses richesses. Remarquons qu’aucun des hommes riches évoqués dans les évangiles n’a de nom, ils sont caractérisés par leurs richesses, qui les dépersonnalise et fait d’eux des objets, à l’image de l’argent qu’ils révèrent. Au contraire, Lazare a un nom, nous pouvons lui parler, entrer en relation avec lui. Alors que la richesse permet de se suffire à soi-même, la pauvreté oblige à se tourner vers les autres. C’est parce que saint Benoît Joseph Labre quêtait sa nourriture qu’il entra un jour dans une famille qui l’accueillit à bras ouverts. L’un des enfants fut fortement marqué par cette rencontre et il deviendra saint à son tour, après être devenu le curé d’Ars.

 

Troisièmement, l’amour de l’argent corrompt l’amour de soi. Comme l’écrit Qohélet à propos de celui qui cherche à s’enrichir : « même la nuit, son cœur n’a pas de repos » (1° lect.)  En refusant de suivre Jésus, le jeune homme riche est reparti « tout triste » (Lc 18,23). Sur son lit d’hôpital peu avant de mourir, Steve Jobs, le fondateur d’Apple, a écrit des mots très touchants. Alors qu’il était devenu l’une des personnes les plus riches du monde, il a pris conscience qu’il n’avait éprouvé que « peu de joie en dehors du travail » et que sa richesse n’était « rien de plus qu’un fait auquel je me suis habitué ». Il concluait ainsi: « L’amour est la vraie richesse qui vous suivra  […] Faites un trésor de l’amour pour votre famille, de l’amour pour votre mari ou femme, de l’amour pour vos amis »… Lui a su réagir, j’ai presque envie de dire se convertir, comme Scrooge dans le célèbre conte de Noël écrit par Charles Dickens, mais d’autres restent emprisonnés par l’argent, avec des cœurs durs comme le métal de leurs pièces et insensibles comme leurs billets, tel notre fameux Picsou…

 

Ainsi, frères et sœurs, le Seigneur nous appelle à nous enrichir, non pour nous-mêmes, mais en vue de Lui. Il veut nous donner le plus beau de tous les héritages, qui est Lui-même avec son Royaume. Est-ce bien pour ce bien-là que nous travaillons ? Au soir de nos vies, nous serons jugés sur l’amour que nous aurons eu pour Dieu, pour nos prochains, et pour nous-mêmes. Tout notre argent et nos possessions ne sont pas mauvais, au contraire, à condition que nous leur donnions leur juste place, c’est-à-dire que nous les utilisions avec charité, pour faire advenir le Royaume de Dieu. L’argent est un mauvais maître, mais il peut être un bon serviteur. Vierge Marie, priez pour nous pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort !

P. Arnaud