Tu aimeras

« Quel est le premier de tous les commandements ? » En posant cette question à Jésus, frères et sœurs, le scribe pose la question de l’essentiel.  Pour un Juif pieux, aussi bien à l’époque de Jésus qu’aujourd’hui, il existe 613 commandements à pratiquer. Dans notre mentalité moderne, le mot « commandement » a mauvaise presse, il est synonyme de carcan qui empêche d’être libre. C’est parce que beaucoup de nos contemporains considèrent notre religion comme un ensemble d’obligations lourdes à porter qu’ils la rejettent. En réalité, les commandements du Seigneur ne sont pas des fardeaux, mais au contraire des ailes qui nous permettent de nous élever vers le Ciel, comme l’avait dit le pape Benoît XVI aux JMJ de Cologne. De quelles ailes s’agit-il ? De celles de l’amour. Pour nos frères juifs, la multiplicité des commandements (365 interdictions, actes « à ne pas faire », et 248 préceptes, actes « à accomplir ») leur permettent de penser continuellement au Seigneur, mais le risque est grand de tomber dans le formalisme (un risque qui existe aussi pour les Chrétiens)… La réponse de Jésus au scribe est lumineuse. En premier, il cite le commandement que les Juifs récitent chaque jour dans le shema Israël, tiré du Deutéronome : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. » (Dt 6,5) Puis il en ajoute un second, tiré du Lévitique (19,18), en précisant qu’il est semblable au premier: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Pourquoi avoir uni ces deux commandements ? Parce que l’amour de Dieu est illusoire, s’il ne se concrétise pas dans l’amour du prochain et de soi. En tuant son frère Abel, Caïn manifesta que son sacrifice pour le Seigneur n’avait pas été accompli avec amour. Inversement, l’amour du prochain et de soi-même est égoïste, s’il ne trouve sa source dans l’amour de Dieu. Les communistes du XXème siècle, à l’image des hommes qui construisirent la tour de Babel, rêvaient d’établir une fraternité universelle, mais leur illusion se manifesta par les dizaines de millions de morts qu’elle provoqua… Cherchons maintenant à comprendre les deux commandements.

 

« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. » Pour commencer, soulignons le mot « tout », qui revient 3 fois. Le Seigneur nous appelle à l’aimer non de manière tiède, mais avec ferveur. Dans l’Apocalypse, il dit à l’Église de Laodicée : « puisque tu es tiède – ni froid ni brûlant – je vais te vomir. » (Ap 3,15‑16) N’est-ce pas aussi notre comportement ? Nous sommes tentés d’aimer Dieu lorsque cela nous arrange, et de l’abandonner lorsque cela nous devient pénible. La croix est ainsi la mesure de l’amour. Dans son homélie pour la canonisation de Paul VI, lors du synode pour les jeunes, le pape François a déclaré que Jésus «donne tout et demande tout. Il donne un amour total et demande un cœur sans partage[i]». Ce n’est donc pas «un bout de temps» ou «des miettes» que nous devons donner au Christ mais «un cœur sans partage».

Pourquoi avoir répété 3 fois le mot « tout », au lieu de se contenter de l’expression « de tout ton être » ? Parce que nous sommes appelés à aimer le Seigneur non seulement avec ferveur, mais aussi avec toutes les composantes de notre être : avec notre cœur, siège de la volonté et de l’intelligence ; avec notre âme, siège de la relation avec le monde spirituel ; avec notre force, qui se rattache au corps. Certains chrétiens aiment Dieu avec leur volonté et leur intelligence, mais ils ne prennent pas la peine de lui ouvrir leur âme dans la prière. D’autres se servent peu ou mal de leur corps pour prier. Les Juifs religieux, au contraire, prient en se balançant d’avant en arrière. D’autres chrétiens encore aiment Dieu sans se servir de leur intelligence, préférant garder la « foi du charbonnier » plutôt que de se former par des lectures ou des enseignements[ii].

 

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». L’amour de Dieu est bien le premier commandement, mais il doit se concrétiser dans l’amour de l’autre. Pourquoi cette unité entre les deux commandements ? Parce que Dieu s’est fait homme. Depuis la Création, mais de manière plus évidente encore depuis que « le Verbe s’est fait chair » (Jn 1, 14), le bonheur et la souffrance de l’un sont aussi le bonheur et la souffrance de l’autre : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? » (Ac 9, 4), dit le Christ à l’ennemi de ses disciples…

Le frère que je dois aimer, l’Écriture l’appelle mon prochain pour éviter qu’il ne demeure une entité abstraite. Il est facile d’aimer l’humanité entière, mais plus difficile d’aimer mon voisin qui me dérange. Et celui qui me dérange le plus, c’est celui qui est pauvre, car il a vraiment besoin de moi. Dans la Torah, Dieu a déjà demandé à son peuple un amour privilégié pour les plus pauvres, qui étaient à l’époque de Moïse l’émigré, la veuve et l’orphelin[iii]. Jésus a fait de même dans la parabole du bon samaritain (Lc 10,25-37). Le prêtre et le lévite croyaient sans doute aimer Dieu, ils croyaient sans doute aimer les autres, mais ils n’ont pas su aimer l’homme à moitié mort qu’ils ont rencontré sur le bord du chemin.  Le samaritain, au contraire, a su se faire proche de l’homme qui avait besoin de lui.

Le prochain, c’est mon frère humain, mais c’est aussi la créature qui vit avec moi sur la même planète, et qui attend avec impatience la révélation des fils de Dieu (Rm 8,19). L’ouverture demain à Glasgow de la Conférence sur le climat nous rappelle l’urgence de préserver notre environnement.

A l’amour du prochain, le commandement du Lévitique ajoute : « comme toi-même ». Je ne peux pas aimer pleinement Dieu et mon prochain si je ne m’aime pas moi-même.  Comme l’écrit Benoît XVI dans son encyclique Deus caritas est (§3-11), pour parvenir à l’agapè, l’amour divin et oblatif qui se donne, l’homme doit passer par l’eros, l’amour du pauvre qui accueille et reçoit. M’aimer moi-même n’est pas me comporter de façon narcissique, mais reconnaître que j’ai été créé à l’image même de Dieu et qu’Il m’a aimé au point de me sauver par son Fils. « Le Fils de Dieu m’a aimé et s’est livré pour moi » écrivait saint Paul (Ga 2,20) Et le pape saint Léon s’écriait : « Chrétien, reconnais ta dignité ! »[iv]

 

Ainsi, frères et sœurs, le Seigneur nous appelle à un triple amour : pour Lui-même, pour notre prochain, et pour nous-mêmes. Ce triple amour n’en fait qu’un, car il est le Don de Celui qui est l’Amour. Je ne peux aimer Dieu de tout mon être, et mon prochain comme moi-même, que si je me laisse d’abord aimer par le Seigneur. Malheureusement, pour beaucoup, Dieu et l’homme sont en concurrence. N’est-ce pas précisément ce que le serpent de la Genèse a voulu faire croire à Adam et Eve[v] ? L’homme oscille ainsi entre deux tentations : un amour de Dieu qui est une haine du monde, et un amour du prochain et de soi-même qui est une haine de Dieu[vi]. Le Christ, lui, a aimé son Père de tout son être, et il nous a aimés jusqu’à nous donner sa vie. Il passait des nuits entières en prière, et des journées entières à servir les hommes par sa parole et par ses miracles. Au moment de la dernière Cène, il a résumé les deux grands commandements en un nouveau : « Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. » (Jn 13,34) Sur la croix, formée par une poutre verticale et une poutre horizontale, il manifesta la perfection de son amour pour Dieu et pour les hommes. Après avoir promis au bon larron : « aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis » (Lc 23,43), il s’écria : « Père, entre tes mains je remets mon esprit. » (Lc 23,46) Cette semaine, immergeons-nous dans l’océan de l’amour de Dieu, afin que nous devenions nous-mêmes des sources d’amour pour Lui, pour nos frères et pour nous-mêmes. AMEN.

P. Arnaud

 

[i] Jésus, insiste le Pape, «ne se contente pas d’un ‘‘pourcentage d’amour’’: nous ne pouvons pas l’aimer à vingt, à cinquante ou à soixante pour cent. Ou tout ou rien !»

[ii] Tous les saints ont mis en pratique le premier commandement. Bruno abandonna tout pour chercher Dieu dans la solitude de la chartreuse. François d’Assise et Dominique, avant de se donner au service de leurs frères pendant le jour, passaient une partie de leurs nuits en prière. Et Mère Teresa ne passait pas une journée sans recevoir l’eucharistie et sans prendre un temps d’oraison, alors même qu’elle y éprouvait beaucoup de sècheresse.

[iii] « Tu ne maltraiteras point l’immigré qui réside chez toi, tu ne l’opprimeras point, car vous étiez vous-mêmes des immigrés en Égypte. Vous n’accablerez pas la veuve et l’orphelin» (Ex 22,20-21)

[iv] Reprenons l’exemple de Mère Teresa : en quittant le couvent où elle menait sa vie de religieuse, elle n’aspirait qu’à servir Dieu et les plus pauvres. Le premier jour, elle partit dans les rues de Calcutta en se nourrissant à peine, tant sa générosité était grande. Le jour où elle perdit connaissance, épuisée par la fatigue, elle comprit qu’elle ne pourrait bien servir son prochain que si elle savait prendre des forces pour elle-même. Depuis lors, elle prit de solides repas avant d’aller aider les miséreux.

[v] « Dieu sait que, le jour où vous en mangerez (du fruit de l’arbre au milieu du jardin), vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » (Gn 3,5)

[vi] Le tsar Ivan le terrible, croyant servir Dieu, maltraita et fit exécuter des milliers de personnes. A l’opposé, le philosophe Nietzsche écrit dans plusieurs de ses ouvrages : « Dieu est mort ». Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il en conclut : « Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux ? »