La vie sur la terre, une corvée ?

Frères et sœurs, que faire face à la souffrance ? Tous, à un moment ou à un autre, nous y sommes confrontés, soit personnellement, soit à travers un de nos proches, et nous sommes alors tentés de dire comme Job : « Vraiment, la vie de l’homme sur la terre est une corvée » (1° lect.). La souffrance est un scandale, une pierre d’achoppement qui empêche beaucoup d’êtres humains de croire en Dieu ou de l’aimer. Dans la Bible, un livre se confronte à ce mystère. Job, qui est un homme riche et juste, accepte de perdre d’abord tous ses biens, puis les membres de sa famille, mais il accepte très mal de perdre sa santé. Sa souffrance est d’autant plus insupportable qu’il la supporte seul. Sa femme ne le soutient pas, et ses amis l’accusent à la fois d’avoir péché et de s’entêter dans son refus de se reconnaître pécheur. Pire encore, malgré ses cris vers Dieu, il n’obtient aucune réponse. Ce n’est qu’au chapitre 40, à la fin du livre, que le Seigneur répond enfin par deux discours qui manifestent sa Toute-Puissance, d’abord en tant que Créateur, ensuite en tant que Rédempteur capable de vaincre le mal[i]. Et surtout, Il déclare : « Seul, Job a bien parlé de moi », ne lui reprochant donc pas ses cris[ii]. C’est alors que Job accepte enfin son sort, avant de retrouver la santé, et que de nouveaux enfants et de nouveaux biens lui soient donnés plus abondamment encore qu’au début. Ce livre constitue un début de réponse au mystère de la souffrance, ou plutôt l’élimination d’une mauvaise réponse, ancrée dans le psychisme de l’homme, qui voit en elle une punition du péché. Mais la réponse ultime de Dieu à la souffrance, c’est le Christ qui nous la donne. Elle comporte 3 niveaux. D’abord, il a soulagé beaucoup de souffrances en guérissant des malades et en délivrant des possédés. Ensuite, il a guéri beaucoup d’esprits en proclamant la Bonne nouvelle. Enfin, et surtout, il a souffert lui-même pour nous sur la croix.

 

Pour commencer, saint Marc écrit que Jésus « guérit beaucoup de gens atteints de toutes sortes de maladies, et il expulsa beaucoup de démons ». L’homme peut être malade dans son corps, mais aussi dans son âme. Certaines personnes sont possédées par le diable, et il faut alors les délivrer par un exorcisme. Mais dans la majorité des cas, l’âme n’est pas possédée mais infestée par des esprits mauvais… Dans notre société, de plus en plus de personnes, et nous-mêmes peut-être parfois, sont atteintes de troubles psychiques : angoisse, anxiété, tristesse, dépression… Ces souffrances viennent souvent de nos blessures, mais elles sont exacerbées par ces esprits.

Jésus éprouve de la compassion pour tous les malades. La première qu’il guérit, c’est la belle-mère de Simon qui était au lit, avec de la fièvre. Il la saisit par la main et la fit lever. L’expression « la fit lever » suggère déjà sa victoire sur les forces de la mort, avec le mot « egeiren » qui signifie à la fois lever et ressusciter. La preuve, c’est que cette femme, à peine guérie, « les servait » (dièkonei, d’où vient le mot diacre): elle met sa santé recouvrée au service de Dieu et de l’Eglise. Cette scène rappelle les icônes orientales de la résurrection où Jésus prend par la main Adam et Eve pour les sortir du séjour des morts.

 

Tout au long de son ministère, Jésus va guérir beaucoup d’autres malades. Pour autant, il n’a pas guéri tous ceux qu’on lui amenait à Capharnaüm. Lorsque Simon et ceux qui étaient partis avec lui à sa recherche le trouvent et lui disent : « Tout le monde te cherche », il leur dit : « Allons ailleurs, dans les villages voisins, afin que là aussi je proclame l’Évangile ; car c’est pour cela que je suis sorti. » Cette expression signifie la sortie de la maison et de la ville, mais aussi, plus profondément, la « sortie » du Ciel : le Fils de Dieu en est descendu pas seulement pour guérir les corps et les âmes, mais surtout les esprits, c’est-à-dire pour nous sauver. Pour cela, il doit annoncer le règne de Dieu, c’est pourquoi il « parcourut toute la Galilée, proclamant l’Évangile dans leurs synagogues ». Il dira un jour aux pharisiens : « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs. » (Mc 2,17) L’être humain a un corps, une âme, mais aussi un esprit – d’où la prière de saint Paul : « Que le Dieu de la paix lui-même vous sanctifie tout entiers, et qu’il garde parfaits et sans reproche votre esprit, votre âme et votre corps, pour la venue de notre Seigneur Jésus Christ. » (1 Th 5,23). Comme le corps et l’âme, l’esprit peut souffrir. En particulier, il peut souffrir du manque d’amour, donné ou reçu. Les souffrances physiques et psychiques sont temporaires par nature, mais les souffrances spirituelles peuvent durer éternellement. L’enfer, c’est l’absence totale d’amour, éternellement. La petite Thérèse a expérimenté cette souffrance durant les 18 derniers mois de sa vie, par solidarité avec les pécheurs.

 

Jésus ne s’est pas contenté de proclamer la Bonne nouvelle d’un Dieu qui nous aime, il en a été le témoin. Et son témoignage a acquis toute sa force sur la croix : là, il a connu l’enfer de la souffrance, au point de s’écrier : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15,34) Même s’il reprend un psaume qui se termine par un grand cri d’espérance, Jésus a connu une souffrance plus profonde encore que Job, souffrance à la fois physique, psychique et spirituelle. C’était là sa plus grande preuve d’amour pour nous, et en même temps le passage vers la mort puis la résurrection, qui manifesterait que Dieu est plus fort que la mort, et donc aussi que toutes les formes de mal. Désormais, lorsque nous souffrons, nous savons que nous ne sommes jamais seuls, car le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde (Pascal), il continue de souffrir pour nous et avec nous. Et nous savons qu’un jour il nous ressuscitera dans un corps glorifié, qui ne souffrira plus.

 

En cette période difficile, frères et sœurs, beaucoup de nos contemporains souffrent –et peut-être nous aussi… Dieu a envoyé son Fils non pour expliquer la souffrance ni pour l’éradiquer entièrement pendant qu’il était sur la terre, mais surtout pour l’habiter. Aussi,  lorsque nous souffrons comme Job, tournons-nous vers le Christ qui veut nous soulager, et n’ayons pas peur de crier vers lui. Il ne nous guérira peut-être pas mais au moins nous ne serons pas seuls. C’est le sens du sacrement des malades, qui permet de recevoir par l’onction la force et la douceur du Christ. Mais soyons aussi attentifs aux autres et n’oublions pas que nous sommes appelés, comme les disciples, à amener au Christ tous ceux qui sont atteints d’un mal ou possédés par des démons, par exemple en leur proposant de recevoir ce sacrement lorsque leur maladie est grave et lourde à porter, ou en les emmenant à Lourdes. Plus encore, nous pouvons jouer nous-mêmes le rôle du Christ et les soulager par des paroles, des gestes, des sourires, des prières et tout simplement par notre présence. Le simple fait de les écouter peut leur être très précieux car ils peuvent ainsi se confier. Plus profondément, nous devons œuvrer au salut des âmes. Prenons exemple sur saint Paul. « Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile ! » écrit-il aux Corinthiens (2° lect.). Et il ajoute : « Libre à l’égard de tous, je me suis fait l’esclave de tous afin d’en gagner le plus grand nombre possible. Avec les faibles, j’ai été faible, pour gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous pour en sauver à tout prix quelques-uns ». De même, le petite Thérèse est entrée au Carmel afin de sauver des âmes et de prier pour les prêtres, justement parce que les prêtres reçoivent pour mission principale de sauver des âmes eux-mêmes : « Prier pour les prêtres, c’est faire du commerce en gros, puisque, par la tête, on atteint les membres »Cette semaine, quelle personne souffrante allons-nous servir ? Pour que le Seigneur nous donne sa force et sa lumière pour le faire, imitons  le Christ: chaque jour, bien avant l’aube ou à un autre moment, allons dans un endroit désert pour prier…

P. Arnaud

[i] Personnifié par l’hippopotame et le crocodile.

 

[ii] M.N. Thabut : « Job va faire un long chemin : au début du livre, il répète sans arrêt « je vous dis que je n’ai pas péché, donc ce qui m’arrive est injuste »… sans s’apercevoir qu’en disant cela, il est bien dans la même logique que ses amis : « si on souffre, c’est qu’on a péché ». Puis peu à peu, la voix de l’expérience parle : il a vu combien de fois des bandits vivre heureux, impunis et mourir sans souffrir pendant que des gens honnêtes, des innocents ont des vies d’enfer et de longues agonies. Non, il n’y a pas de justice, comme on dit. Et ses amis ont tort de prétendre que les bons sont toujours récompensés et les méchants toujours punis. Alors, il comprend qu’il s’est lui-même trompé sur la justice de Dieu. A la fin, à bout d’arguments, il fait acte d’humilité et reconnaît que, Dieu seul sait les mystères de la vie. »

Alors il est prêt pour la découverte, et Dieu l’attendait là : c’est Lui, désormais qui prend la parole ; il ne lui fait pas de reproche, il dit aux amis de Job que leurs explications ne valent rien ; il va jusqu’à dire : « Seul, Job a bien parlé de moi » ; ce qui veut dire qu’on a le droit de crier, de se révolter ; puis il invite Job à contempler la Création et à reconnaître humblement son ignorance ; comme un père reprend gentiment mais fermement son fils, Dieu fait comprendre à Job que « ses pensées ne sont pas nos pensées » et que si sa justice nous échappe, cela ne nous autorise pas à la contester. Job qui est un homme intègre et droit, on nous l’a dit dès le début, comprend la leçon : il avoue « J’ai abordé, sans le savoir, des mystères qui me confondent… Je ne fais pas le poids, que te répliquerais-je ?… » (Jb 42, 3 ; 40, 4).