Prenez courage, c’est la vengeance qui vient, la revanche de Dieu

Frères et sœurs, comment réagir au mal ? Cette question nous concerne tous, à un moment ou à un autre. Les Israélites en exil à Babylone depuis 50 ans craignent de ne jamais revenir à Jérusalem, ils sont tentés de s’enfermer dans le désespoir. Or, que se passe-t-il lorsque l’on s’enferme ainsi ? On devient sourd et muet. On n’est plus capable d’entendre le Seigneur nous parler, et on n’est plus capable de dire des paroles constructives à ceux qui sont autour de nous. En fait, on laisse la souffrance nous détruire, nous défigurer : c’est la victoire du mal. Mais le Seigneur veut nous sauver du mal[i]. Il dit à son peuple, par le prophète Isaïe : « Dites aux gens qui s’affolent : ‘Soyez forts, ne craignez pas. Voici votre Dieu : c’est la vengeance qui vient, la revanche de Dieu. Il vient lui-même et va vous sauver’. » Le Seigneur prend sa revanche sur le mal : c’est la victoire de l’Amour. Non seulement Il veut délivrer les victimes du mal, mais Il veut aussi en guérir ses auteurs, qui sont en réalité les principales victimes. La plupart des victoires ne se remportent pas instantanément, mais après de nombreuses batailles. C’est ainsi que le Seigneur a mis en place une stratégie qui s’est déployée en 3 étapes : le temps d’Israël, le temps de Jésus, le temps de l’Eglise. La 1ère étape a été marquée par la loi du talion. La 2nde a été marquée par la miséricorde de Jésus. La 3ème est celle dans laquelle nous combattons nous-mêmes. Méditons sur chacune de ces étapes.

 

Pour commencer, le Seigneur a demandé à l’homme de canaliser sa violence. La réponse au mal de l’homme sans Dieu, c’est de se venger en y répondant par le mal, et même en le démultipliant. Autrement dit, il ne s’agit pas d’éradiquer le mal lui-même, mais celui qui l’a commis. Souvenons-nous de Lamek.  «Il dit à sa femme : j’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure. C’est que Caïn est vengé 7 fois, mais Lamek 77 fois. » (Gn 4,23) Cette parole peut nous effrayer et nous scandaliser, elle est pourtant très actuelle. Les attentats en Irak et en Afghanistan[ii], les règlements de compte à Marseille, les multiples conflits dans le monde nous le rappellent sans cesse. L’expression “œil pour œil, dent pour dent”, dite loi du talion[iii], est un immense progrès, car elle demande de canaliser la violence en la limitant à l’injustice subie. Mais il ne s’agit que d’un moindre mal[iv], et les prophètes ont conscience que seul Dieu peut éradiquer le mal, non plus en ne crevant qu’un œil pour un œil, mais en guérissant l’œil crevé : « Il vient lui-même et va vous sauver. Alors s’ouvriront les yeux des aveugles et les oreilles des sourds. Alors le boiteux bondira comme un cerf, et la bouche du muet criera de joie » (1° lect.).

 

Cette promesse de Dieu, c’est Jésus (« Dieu sauve ») qui vient l’accomplir. Il incarne la miséricorde du Seigneur. Il a dit un jour : « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil, dent pour dent. Eh bien moi, je vous dis de ne pas riposter au méchant ; mais si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui encore l’autre. […] Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent » (Mt 5,38‑44) C’est sur la croix que Jésus a exercé la miséricorde de la manière la plus forte, et c’est là qu’il a vaincu le mal. Mais tout au long de son ministère, il a accompli des gestes qui annonçaient et préfiguraient cette victoire. Ainsi, dans l’évangile de ce jour, il s’en va dans la Décapole, c’est-a-dire en plein territoire païen. L’homme qu’on lui amène symbolise l’humanité loin de Dieu : sourde et muette, incapable d’entendre la Vérité et de la proclamer. Soulignons l’importance du mot « amener », qui revient souvent dans les évangiles, et qui met en lumière le rôle de médiation que nous avons à jouer vis-à-vis de nos proches, pour les amener au Christ. Avec cet homme, Jésus va accomplir un geste de recréation. Dans la Genèse, il est écrit que « le Seigneur Dieu modela l’homme avec la poussière tirée du sol ; il insuffla dans ses narines le souffle de vie, et l’homme devint un être vivant » (Gn 2,7). De même dans l’évangile, Jésus lui met les doigts dans les oreilles, et, prenant de la salive, lui touche la langue. Puis, les yeux levés au ciel, il soupire et lui dit: « Effata ! », c’est-à-dire : « Ouvre-toi ! » On retrouve le modelage – avec un contact physique qui rappelle la création d’Adam par Michel-Ange dans la chapelle Sixtine – et le don du souffle de vie. Quel est le résultat de l’acte posé par Jésus ? Il y a une sorte de double guérison: celle du sourd-muet, bien-sûr, mais aussi celle des personnes qui vivent dans les environs. Alors que Jésus a pris soin d’agir à l’écart de la foule et a recommandé à ceux qui étaient présents de n’en rien dire à personne, ils proclament partout la bonne nouvelle, avec une parole (« il a bien fait toutes choses ») qui rappelle celle de la Genèse (« et Dieu vit que cela était bon »). D’une certaine façon, eux aussi sont guéris de leur surdité et de leur mutisme spirituels.

 

Même si Jésus a vaincu le mal et recréé l’homme, cette victoire et cette recréation demandent maintenant notre participation, nous qui sommes membres de son Corps qui est l’Eglise. Nous sommes libres de choisir le camp du Seigneur ou celui de Satan, l’auteur du mal, comme saint Ignace l’a fortement compris et montré, notamment à travers sa méditation sur le combat spirituel et les 2 étendards. Le jour de notre baptême, le célébrant a reproduit sur nous les gestes de Jésus. En traçant sur nos oreilles et sur notre bouche le signe de la croix,  il a dit à son tour: “effata, ouvre-toi”. Cela signifie qu’il nous a guéris de la surdité et du mutisme provoqués par le péché originel. Mais comme toutes les autres grâces du baptême, il nous revient de vivre du don reçu et de le faire fructifier. Nous ne vivons pas toujours selon l’Evangile. C’était déjà vrai au temps des premières communautés, lorsqu’on faisait des différences entre les riches et les pauvres, comme St Jacques vient de nous le rappeler (2° lect.) Alors, regardons-nous nous-mêmes, qui vivons dans une société dite de communication. Demandons-nous d’abord si nous ne sommes pas sourds. Savons-nous écouter la Parole de Dieu et entendre ses appels[v] ? On peut être dans le silence extérieur mais être plein du « bruit » de nos préoccupations à l’intérieur. Par ailleurs, savons-nous écouter notre prochain, non pas distraitement mais avec toute notre attention? L’écoute de l’autre est un art et demande parfois un effort. Les tensions dans les couples naissent souvent de ce manque d’écoute… Ensuite, demandons-nous si nous ne sommes pas muets. Parlons-nous à Dieu dans l’intimité de notre cœur ? Le remercions-nous pour toutes ses grâces et le louons-nous pour sa grandeur ? Parlons-nous à notre prochain pour vraiment communiquer ? Dans nos familles et nos communautés, partageons-nous ce qui est important dans nos cœurs, ou en restons-nous à des relations superficielles ?

 

Ainsi, frères et sœurs, le Seigneur a pris sa revanche sur le mal en envoyant son Fils[vi]. La guérison du sourd-muet de la Décapole anticipe la guérison de la croix[vii]. Alors, cessons d’accuser Dieu du mal qui ravage les hommes. Le Seigneur n’est pas sourd et muet, c’est nous qui le sommes parfois. Aujourd’hui, accueillons la bonne nouvelle au plus profond de notre cœur, et rendons-en Lui grâce de tout notre être. Cette semaine, lorsque nous serons confrontés au mal, ne nous laissons pas vaincre et enfermer par lui, mais laissons Dieu prendre en nous sa revanche sur lui, en exerçant comme lui la miséricorde. Et amenons au Christ les personnes qui souffrent du mal. AMEN.

P. Arnaud

[i] Dieu n’est ni cruel, comme les dieux de la mythologie grecque pouvaient l’être parfois, ni indifférent au mal, comme certains l’ont dit après la shoah, par exemple, en évoquant son silence. Il n’est pas sourd et muet, c’est nous qui le sommes parfois. Dans le livre de l’Exode, notamment, Il dit à Moïse : « J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu ses cris sous les coups des chefs de corvée. Oui, je connais ses souffrances. » (Ex 3,7)

[ii] Lorsque George Bush Junior a lancé sa « croisade contre les forces du mal », selon sa propre expression, après le traumatisme du 11 septembre 2001, n’a-t-il pas agi selon la même logique ? Mais la situation de l’Irak et de l’Afghanistan, 20 ans plus tard, manifeste que ce type de réaction ne peut pas atteindre son véritable objectif, qui est d’éradiquer le mal. Au contraire, il le multiplie, comme la bombe atomique multiplie les fissions de l’atome…

[iii] Elle apparaît à la fois dans le code d’Hammourabi, le roi de Babylone aux alentours de 1730 av. JC, et à trois reprises dans le Deutéronome,

[iv] Notons toutefois que l’Ancien Testament va plus loin en appelant à une morale du dépassement et de la réconciliation: « Tu ne te vengeras pas, ni ne garderas rancune, mais tu aimeras ton prochain comme toi-même» (Lv 19,18).

[v] Ne nous arrive-t-il pas de prier sans nous mettre vraiment dans une attitude d’écoute de l’Esprit?

[vi] Au lieu d’exiger des victimes comme les dieux païens à qui on offrait jusqu’à ses propres enfants, le Christ s’est offert lui-même pour vaincre le mal et nous sauver.

[vii] « Par ses blessures, nous sommes guéris » (1P2,24).