Heureux le serviteur fidèle
Frères et sœurs, sommes-nous heureux ? Qui que nous soyons, nous cherchons le bonheur car c’est pour nous le donner que le Seigneur nous a créés. Dans la bible, on trouve beaucoup de béatitudes. Par exemple, le premier psaume commence ainsi : «Heureux est l’homme qui n’entre pas au conseil des méchants, qui ne suit pas le chemin des pécheurs ». Et le 32ème, que nous venons d’entendre, déclare : « Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu, heureuse la nation qu’il s’est choisie pour domaine ». Dans l’évangile de Matthieu, on trouve 9 béatitudes successives dans le sermon sur la montagne, que nous réentendons tous les ans le jour de la Toussaint. Et ce dimanche, Luc nous propose 3 autres béatitudes… Mais alors que le Seigneur nous montre le chemin du bonheur, nous pouvons prendre d’autres voies et nous égarer. La preuve, c’est que beaucoup de nos contemporains, et nous aussi peut-être parfois, expérimentons le malheur. Celui-ci n’est pas toujours lié aux épreuves que nous traversons car on peut être heureux à travers les difficultés, comme un marin à travers la tempête. On rencontre plus de personnes tristes et déprimées dans nos pays de bien-être que dans les pays pauvres, comme en témoignait sœur Emmanuelle en évoquant les enfants pleins de joie qui vivent dans les bidonvilles du Caire. Ils n’ont pas de richesses à protéger des voleurs et des mites, car leur trésor, c’est leur cœur… En fait, le véritable malheur est lié à une forme d’enfermement (d’où on a tiré le mot « enfer »). « L’enfer, c’est les autres » écrivit Sartre dans Huis Clos. Il se trompait : comme l’a corrigé très justement l’abbé Pierre, « l’enfer c’est soi-même coupé des autres »! En effet, le bonheur réside dans la communion que l’on peut vivre avec Dieu et avec son prochain. Et cette communion n’est pas un vague sentiment, elle signifie un amour prêt à servir… C’est pourquoi, dans les trois béatitudes de l’évangile d’aujourd’hui, revient le mot « serviteur ». Pour être heureux, nous devons servir Dieu, et servir notre prochain.
Pour commencer, nous devons servir Dieu comme le rappela Jeanne d’Arc lors de son procès (« Dieu premier servi »). Bien sûr, le Seigneur n’a pas besoin de nous, Il est tout-puissant et auto-suffisant. Mais Il fait appel à nous justement pour nous rendre heureux nous-mêmes, comme un papa et une maman demandent à leurs enfants de les aider à faire du bricolage ou à cuisiner un plat. Servir Dieu signifie lui obéir. Or, pour obéir, il faut d’abord entendre comme le rappelle l’étymologie latine (ob/audire). Et comment entendre si nous dormons? Le service de Dieu nécessite donc une vigilance intérieure. Voilà pourquoi Jésus déclare : « Heureux les serviteurs que le maître, à son arrivée, trouvera en train de veiller. S’il revient vers minuit ou vers trois heures du matin et qu’il les trouve ainsi, heureux sont-ils ! » Et il ajoute : « Vous aussi, tenez-vous prêts : c’est à l’heure où vous n’y penserez pas que le Fils de l’homme viendra. » La venue du maître peut signifier la mort, mais elle peut aussi évoquer toutes les autres occasions où le Seigneur vient à notre rencontre pour nous lancer un appel. Il le fait souvent à travers des événements imprévus, à la manière d’un voleur qui perce les murs de notre maison, de notre tranquillité, de nos habitudes. C’est parfois difficile à vivre, surtout à notre époque où l’on veut tout contrôler, tout maîtriser, selon le paradigme de la technique toute-puissante ! Mais si nous sommes capables d’accueillir le Seigneur qui vient à nous dans l’imprévu, et d’obéir à ses appels, nous goûtons le bonheur de son amour.
Accueillir le Seigneur et lui obéir, surtout lorsqu’il vient à nous comme un voleur, n’est possible que grâce à la foi, qui est «une façon de posséder ce que l’on espère, un moyen de connaître des réalités qu’on ne voit pas » (2° lect.) L’auteur de l’épître aux Hébreux nous donne plusieurs exemples de personnages glorieux. Il évoque longuement le père des croyants et son épouse :« Grâce à la foi, Abraham obéit à l’appel de Dieu : il partit vers un pays qu’il devait recevoir en héritage, et il partit sans savoir où il allait… Grâce à la foi, Sara, elle aussi, malgré son âge, fut rendue capable d’être à l’origine d’une descendance parce qu’elle pensait que Dieu est fidèle à ses promesses. » L’obéissance d’Abraham a atteint son apogée lorsqu’il « offrit Isaac en sacrifice. Et il offrait le fils unique, alors qu’il avait reçu les promesses et entendu cette parole : C’est par Isaac qu’une descendance portera ton nom.Il pensait en effet que Dieu est capable même de ressusciter les morts ». Dans les religions traditionnelles, on croyait servir les dieux en leur offrant ce qu’on avait de plus cher, à savoir ses enfants. Trop souvent, des hommes se sont ainsi rendus malheureux à cause d’une « foi » ou croyance mal éclairée (ce qui explique que beaucoup d’autres, les mêmes parfois, ont ensuite rejeté cette foi)… Cet épisode permet au Seigneur de révéler à Abraham qu’Il ne veut pas être servi ainsi, mais aussi de mettre en valeur la foi extraordinaire de celui-ci. Nul doute qu’il a dû goûter ce jour-là le bonheur immense des serviteurs fidèles.
Le bonheur passe par le service de Dieu, mais aussi par celui du prochain. Autrement, nous serions dans l’illusion. C’est pourquoi Jésus ajoute une 3ème béatitude : « Que dire de l’intendant fidèle et sensé à qui le maître confiera la charge de son personnel pour distribuer, en temps voulu, la ration de nourriture ? Heureux ce serviteur que son maître, en arrivant, trouvera en train d’agir ainsi ! » Le service de l’autre peut passer par la distribution de la nourriture, un des besoins basiques de l’être humain (que la guerre en Ukraine rend difficile dans certains pays, notamment en Afrique), mais aussi par bien d’autres actes. Chacun de nous a reçu une mission du Seigneur, qu’on appelle le devoir d’état, et c’est en l’accomplissant que nous pouvons servir les autres.
Ce service peut être discret et humble, comme celui des personnes qui ne peuvent que prier pour les autres à cause de leur âge ou de la maladie, mais il n’en est pas moins beau pour autant, et il peut permettre aussi de goûter le bonheur. Même un ermite est appelé à servir son prochain, à la fois par la prière et par l’accueil. Sœur Catherine, dans un livre paru récemment, raconte sa vie depuis 25 ans sur une crête de montagne battue par les vents, dans un ermitage accessible seulement à pied, après une heure trente de marche. Une petite cabane en planches, sans eau, sans électricité, sans téléphone bien sûr… Lisez son livre Récits d’une ermite de montagne ou ses interviews facilement accessibles sur plusieurs sites et YouTube, vous constaterez qu’elle rayonne de bonheur.
Ainsi, frères et sœurs, le bonheur ne passe ni par la possession de beaucoup de richesses et de bien-être, ni par une existence sans épreuves. Abraham ne s’est pas cramponné à ses richesses (il a même laissé à son neveu Loth la partie la plus riche de la terre promise) et il a traversé de grandes épreuves (la famine, l’attente de l’enfant promis, la pensée qu’il allait finalement le perdre…) mais il a aussi connu le plus grand bonheur, celui d’être un fidèle serviteur de Dieu et de son prochain. Suivons ses traces avec une foi encore plus grande que la sienne, puisque le Fils de Dieu s’est révélé à nous. Certes, nous pouvons ne pas le faire, mais alors nous goûterons le malheur. Jésus nous met en garde : « Si le serviteur se dit en lui-même : ‘Mon maître tarde à venir’, et s’il se met à frapper les serviteurs et les servantes, à manger, à boire et à s’enivrer, alors quand le maître viendra, le jour où son serviteur ne s’y attend pas et à l’heure qu’il ne connaît pas, il l’écartera et lui fera partager le sort des infidèles », c’est-à-dire de ceux qui n’ont pas la foi. Et ce refus de servir serait d’autant plus grave pour nous qui connaissons le Christ et son évangile : « Le serviteur qui, connaissant la volonté de son maître, n’a rien préparé et n’a pas accompli cette volonté, recevra un grand nombre de coups.Mais celui qui ne la connaissait pas, et qui a mérité des coups pour sa conduite, celui-là n’en recevra qu’un petit nombre. À qui l’on a beaucoup donné, on demandera beaucoup ; à qui l’on a beaucoup confié, on réclamera davantage. » Alors, n’ayons pas peur de beaucoup demander au Seigneur, mais avec le désir de pouvoir ainsi mieux Le servir et mieux servir ceux sur lesquels nous exerçons une responsabilité. C’est ainsi que Dieu lui-même mettra une ceinture autour de ses reins, nous fera prendre place à table et nous servira !
P. Arnaud