Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic

Frères et sœurs, sommes-nous des personnes libres ? Notre société exalte la liberté. Pendant des siècles dans le monde entier, certains hommes en ont dominé d’autres en les traitant comme des esclaves ou des serviteurs. Aujourd’hui encore, l’esclavage existe, sous différentes formes. Aussi pouvons-nous à la fois combattre ces formes d’esclavage moderne, et nous réjouir de la liberté dont beaucoup disposent aujourd’hui comme nous. Mais attention, cette liberté peut être illusoire, si nous la confondons avec le libre arbitre[i]. En effet, qu’est-ce que la liberté ? Elle n’est pas la possibilité d’agir selon tous nos désirs, qui sont parfois des sortes de caprices qui nous font du mal à nous-mêmes et aux autres, mais la capacité d’agir selon la volonté de Dieu, qui sait ce qui est bon pour nous et pour les autres et qui veut nous conduire à notre accomplissement. Comme un oiseau attaché par un simple fil ne peut pas s’envoler, ainsi notre âme retenue par quelque attache ne peut parvenir à la liberté de l’union divine[ii]… Pour rendre son peuple libre, Dieu l’a d’abord délivré de Pharaon. Ensuite, Il lui a donné le décalogue, grâce auquel le croyant peut connaître « un début de liberté » (St Augustin). En effet, les 10 commandements– les 3 premiers pour l’amour de Dieu, et les 7 suivants pour l’amour du prochain- découlent tous du premier : « Tu n’auras pas d’autres dieux que moi. » (Ex 20, 3) Et ce premier commandement est lui-même subordonné à la première parole, qui le précède immédiatement : « Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage. » (Ex 20, 2)Tous les commandements, à la suite du premier, n’ont donc qu’un seul but : nous rendre libres. Même s’ils ne sont qu’une étape intermédiaire vers la liberté parfaite, celle que nous procure l’évangile des Béatitudes, ils restent toujours valables. La preuve, c’est que toute la partie morale du Catéchisme de l’Église Catholique est basée sur eux. Voyons comment Jésus nous rend parfaitement libres, en méditant sur le moment où il a chassé les marchands du temple. Cet évènement fut tellement important qu’il est l’un des seuls qui apparaisse dans les quatre évangiles, en plus de la passion et de la résurrection, et qu’il fut l’un des motifs de sa condamnation à mort (cf Mt 26,61). Grâce à lui, nous allons comprendre que le Christ nous appelle d’abord à chasser de nos cœurs toutes nos idoles. Ensuite, il nous invite à adorer Dieu « en esprit et en vérité ».

 

Pour commencer, le Christ veut chasser de nos cœurs toutes les idoles, comme il chassa les marchands du Temple. Pourquoi l’a-t-il fait ? Non pas parce qu’ils changeaient de l’argent ou vendaient des animaux – ces deux activités étaient nécessaires pour que les Juifs puissent offrir des sacrifices[iii] – mais parce qu’ils transgressaient impunément le décalogue, et cela dans le lieu même où il devrait être le mieux respecté. Jésus souffre de constater que les marchands et les changeurs sont esclaves d’une idole qu’il n’aura de cesse de combattre : l’argent. Il le déclarera solennellement un jour : « Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’Argent. » (Mt 6, 24) Si Jésus purifie le Temple, c’est avant tout parce qu’il veut purifier les cœurs. Il agit à la manière des prophètes, dont la mission principale était de combattre l’idolâtrie, qu’ils considéraient comme un adultère et une prostitution. Le Seigneur s’est en effet offert à Israël comme son Époux, et l’Écriture évoque maintes fois son amour jaloux. On pourrait oser dire que Dieu est fou d’amour pour l’humanité, c’est pourquoi il souffre de son indifférence et de son ingratitude. De même, Jésus souffre de voir la maison de son Père travestie en maison de trafic[iv]. Ses disciples le comprennent en se rappelant « cette parole de l’Écriture : L’amour de ta maison fera mon tourment[v] . »

 

Mais le cœur humain, comme la nature, a horreur du vide. Après avoir chassé l’idole qu’est l’amour de l’argent, Jésus veut y mettre le même amour que lui-même a pour son Père. Déjà dans le Décalogue, en plus des 8 interdictions, il y a 2 commandements positifs, le premier pour adorer Dieu (c’est le sens du sabbat) et le second pour honorer son père et sa mère (et ainsi tous ceux à qui nous sommes redevables, ce qui représente une multitude). Seul le Christ peut nous donner de les accomplir, lui qui nous appelle à aimer Dieu « en esprit et en vérité » (Jn 4,23) et notre prochain en qui Il est présent. Autrement dit, nous pouvons aimer Dieu partout et en tout temps, et pas seulement dans le Temple ou dans une église. Déjà après la destruction du premier Temple par les armées de Nabuchodonosor, au VIe siècle, les prophètes avaient compris que le culte pouvait être rendu de manière nouvelle : « c’est l’amour qui me plaît et non les sacrifices, la connaissance de Dieu plutôt que les holocaustes. » (Os 6, 6) Cela n’avait pas empêché la reconstruction du Temple, et son embellissement par Hérode. Bientôt, en 70 précisément, les armées de Titus détruiront ce Temple, comme Jésus l’annoncera avant sa Passion à ses disciples[vi]. Et cette fois, il ne sera pas reconstruit.

Mais aujourd’hui, il dit de manière mystérieuse : « Détruisez ce Temple, et en trois jours je le relèverai. » Les Juifs lui répliquent : « Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce sanctuaire » (la durée des travaux entrepris par le roi Hérode pour l’agrandir et l’embellir, travaux qui avaient été terminés peu de temps avant la naissance de Jésus), « et toi, en trois jours tu le relèverais ! » Mais, comme le note saint Jean, « lui parlait du sanctuaire de son corps ». Ce n’est qu’après sa mort et sa résurrection que les disciples purent comprendre cette parole[vii]. Jésus est le nouveau temple de Dieu. En lui « habite la plénitude de la divinité. » (Col 2,9)

En chassant les marchands du Temple, Jésus a réalisé un signe prophétique, mais il lui restait ensuite à accomplir la réalité elle-même. Ce n’est pas dans le Temple seulement, mais avant tout dans son cœur que l’homme est appelé à rendre un culte à Dieu. C’est dans le Christ, habité par l’Esprit comme par la shekinah, que nous pouvons adorer le Père.

Par sa mort et sa résurrection, Jésus a véritablement vaincu toutes les idoles. Son amour jaloux a été tellement fort qu’il s’est abaissé jusqu’à l’extrême pour nous sauver de l’adultère et de la prostitution de nos cœurs. En termes seulement humains et raisonnables, il est compréhensible que cet acte soit perçu comme « scandale pour les Juifs, folie pour les peuples païens. » Mais  « la folie de Dieu est plus sage que l’homme, et la faiblesse de Dieu est plus forte que l’homme » (2° lect.)…

 

Ainsi, frères et sœurs, Jésus nous a libérés de toutes les idoles, nous donnant de pouvoir adorer Dieu en esprit et en vérité. Cependant, cette libération ne devient effective en nous que si nous acceptons d’être fidèles à sa parole : « si vous demeurez fidèles à ma parole, vous êtes vraiment mes disciples ; alors vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres. » (Jn 8,32) Alors, sommes-nous vraiment fidèles à la parole du Christ ? Ne sommes-nous pas encore esclaves de certaines idoles : l’amour de l’argent, du pouvoir, du plaisir… ? Sommes-nous fous d’amour pour Dieu, comme Il l’est pour nous ? Depuis notre baptême, nous sommes devenus avec le Christ « temples de Dieu » (1Co 3,16) et « temples de l’Esprit » (1 Co 6,19). Cela signifie que nous devons offrir nos vies en sacrifice, comme l’a fait le Christ. « Je vous exhorte, mes frères, par la tendresse de Dieu, à lui offrir votre personne et votre vie en sacrifice saint, capable de plaire à Dieu : c’est là pour vous l’adoration véritable. » (Rm 12,1) Pendant ce Carême, demandons à Dieu de chasser de nos cœurs tous les désirs qui en font des « maisons de trafic ». Et pour y collaborer, apprenons par cœur les dix commandements et mettons-les en pratique, reconnaissants envers Celui qui nous rend libres.

P. Arnaud

[i] Nelson Mandela, qui a passé 27 ans en prison, était certainement plus libre que certains de ses geôliers.

[ii] Cf St Jean de la Croix : « Peu importe qu’un oiseau soit retenu par un fil mince ou épais: tant qu’il ne l’aura point brisé, il sera incapable de voler. A la vérité, le fil mince est plus facile à rompre que celui qui est épais: mais si facile que soit la rupture, si elle n’a pas lieu, l’oiseau ne volera point. Ainsi en est-il de l’âme retenue par une attache. Quelque vertu qu’elle pratique par ailleurs, elle n’atteindra jamais la liberté de l’union divine.»

[iii] Les sacrifices étaient prescrits dans la Loi, et l’argent romain n’était pas accepté dans le Temple.

[iv] « Toute marmite, à Jérusalem et en Juda, sera consacrée à Yahvé Sabaot, tous ceux qui offrent un sacrifice viendront en prendre et cuisineront dedans, et il n’y aura plus de marchand dans la maison de Yahvé Sabaot, en ce jour-là. » (Za 14, 21)

[v] Ps 69,10

[vi] « Mais il leur répondit : “Vous voyez tout cela, n’est-ce pas ? En vérité je vous le dis, il ne restera pas ici pierre sur pierre qui ne soit jetée bas.” » (Mt 24, 2)

[vii] « Quand il se réveilla d’entre les morts, ils se rappelèrent qu’il avait dit cela ; ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite »