Heureux les pauvres de cœur 

Frères et sœurs, sommes-nous pauvres de cœur ? Je l’espère car c’est une condition du bonheur, c’est la première de toutes les béatitudes que nous avons entendues lundi dernier, le jour de la Toussaint: « Heureux les pauvres de cœur, le Royaume de Dieu est à eux » (Mt 5,3). Elle est placée en premier parce qu’elle est la porte d’entrée pour le Royaume dans lequel toutes les autres béatitudes peuvent être vécues. Qui sont les pauvres de cœur ? Ce sont ceux qui réalisent que tout ce qu’ils possèdent, et même tout ce qu’ils sont, vient de Dieu. Ils sont conscients que toutes leurs richesses sont des dons qu’ils ont reçus. Même si j’ai contribué par mes efforts à acquérir ces richesses, je n’ai pu le faire que grâce à mon corps, mon intelligence, ma volonté, ma mémoire, toutes mes facultés que j’ai reçues du Seigneur. Si je suis pauvre de cœur, je suis donc capable de tout Lui donner ou redonner, c’est-à-dire que je peux lui offrir ma vie en sacrifice. Sacrifier, du latin « sacrum facere », signifie « rendre sacré ». Quelques jours avant la commémoration de l’Armistice de 1918, souvenons-nous des millions d’hommes qui ont sacrifié leurs vies sur l’autel de la patrie. Même s’ils l’ont fait pour servir les intérêts de certains qui les ont utilisés pour obtenir gloire ou richesses, nous pouvons admirer leur dévouement personnel. De même, nous pouvons admirer les deux veuves que nous présentent les textes de ce dimanche. Encore aujourd’hui, le veuvage est parfois synonyme de situations difficiles. Mais dans le passé, lorsqu’il n’y avait pas de sécurité sociale, il s’accompagnait presque toujours de la misère. Eh bien, dans leurs situations précaires, la veuve de Sarepta et celle de l’évangile ont goûté la béatitude des pauvres de cœur, et elles ont offert leur personne et leur vie en sacrifice saint, capable de plaire à Dieu (cf Rm 12,1), écoutant leur cœur plutôt que leurs peurs[i]. Parce qu’elles attendaient TOUT de Dieu, elles ont été capables de TOUT lui donner. A leur école, méditons maintenant sur ces deux facettes de la pauvreté de cœur, la disponibilité à TOUT recevoir et la disponibilité à TOUT donner.

 

Pour commencer, réfléchissons sur la disponibilité à TOUT recevoir. « L’homme est un pauvre qui a besoin de tout demander à Dieu » disait le curé d’Ars. Cette attitude suppose une profonde humilité. L’orgueil s’y oppose de 2 façons. Par la première, il nous aveugle en nous donnant l’illusion que nous nous sommes construits seuls, et que nous n’avons pas besoin des autres. Notre société individualiste nous pousse dans ce sens. Le pauvre de cœur, lui, sait qu’il ne peut avancer qu’avec l’aide de Dieu et l’aide des autres. Jésus sait qu’il a tout reçu de son Père : « Moi, je ne peux rien faire de moi-même… je ne cherche pas à faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé. » (Jn 5,30) Il reçoit tout de son Père, mais il veut aussi recevoir de ses frères les hommes. Il dit ainsi à la Samaritaine : « Donne-moi à boire. » (Jn 4,7) A nous, le Christ dit : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15,5) Dans son exhortation sur la sainteté, le pape François nous avertit d’un retour du pélagianisme, doctrine condamnée par l’Eglise au début du V° siècle parce qu’elle affirme que l’homme peut se sauver par ses propres forces.

Par ailleurs, lorsqu’il est poussé par la nécessité, l’orgueil accepte de demander mais il le fait de manière inappropriée, remplaçant le don espéré par le dû exigé. Toute la foi chrétienne repose sur le concept de grâce, le don gratuit du Seigneur. Dans les religions traditionnelles, l’homme cherche à « amadouer » les dieux en lui offrant des sacrifices. Il cherche à « acquérir » son salut par son mérite. Même chez les chrétiens, cette mentalité a existé et existe encore[ii]. St Paul a lutté pour que le croyant ne se repose pas sur ses mérites, qui ne sauvent pas, mais sur la grâce[iii].

 

Les pauvres de cœur, parce qu’ils attendent tout de Dieu, sont aussi capables de TOUT lui donner. Leur générosité repose avant tout sur leur Foi. En hébreu, l’expression « je crois », le mot « amen » que nous disons si souvent, a la même racine que le mot « rocher ». Lorsque je dis « amen »ou « je crois », je m’appuie sur un rocher inébranlable, Dieu lui-même[iv]. La veuve de Sarepta utilise le reste de sa farine et de son huile pour faire une galette pour le prophète Elie. La veuve de l’Evangile donne tout ce qu’elle possède pour embellir le Temple. Ces deux femmes prennent donc le risque de mourir. Mais il ne s’agit pas de suicides : toutes deux répondent à un appel[v], et toutes deux croient que Dieu ne les abandonnera pas, elles Lui font confiance et elles lui offrent un sacrifice.

Le sacrifice consiste à rendre sacrées nos actions. Si elles sont accomplies dans l’amour, toutes peuvent devenir sacrées. Ramasser une aiguille avec amour a plus de valeur aux yeux de Dieu que d’accomplir des prodiges avec orgueil. Les prophètes d’Israël ont dénoncé l’illusion de l’homme qui croit mériter les faveurs de Dieu en lui offrant des sacrifices. Après avoir condamné les sacrifices humains, ils ont révélé progressivement ce que Dieu attendait véritablement de l’homme : « C’est la miséricorde que je désire, et non les sacrifices » (Os 6,6), au sens ici des sacrifices d’animaux.

En offrant à Elie son huile et sa farine, la veuve de Sarepta offre un sacrifice « d’agréable odeur » à Dieu. Il en est de même avec la veuve de l’évangile. Son geste est d’autant plus parlant qu’elle l’accomplit pour embellir le Temple où l’on offrait chaque jour à l’époque des sacrifices. Bientôt, il n’y aura plus de Temple, car Jésus va offrir à son tour le plus beau des sacrifices : « c’est une fois pour toutes, au temps de l’accomplissement, qu’il s’est manifesté pour détruire le péché par son sacrifice » (2° lect.). Le sacrifice de ces femmes (la première païenne et la seconde juive) préfigure le sien.

 

Ainsi, frères et sœurs, les veuves de Sarepta et du Temple nous enseignent le sens de la première béatitude. Comme le Christ, elles ont accepté de dépendre du Seigneur et des autres, prêtes à TOUT recevoir et à TOUT donner[vi]. Notre société, elle, ressemble plutôt aux scribes attirés par la richesse et la gloire humaine, et qui « dévorent les biens des veuves ». Autour de nous cependant, si nous savons regarder comme le Christ, c’est-à-dire avec les yeux du cœur, nous pouvons admirer des personnes qui ressemblent à nos deux veuves, et qui passent inaperçues aux yeux du monde. « Les hommes regardent l’apparence, mais le Seigneur regarde le cœur » dit Dieu au prophète Samuel (1 S 16,7) « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux » dit aussi le renard au Petit Prince. Un proverbe dit encore : « le bruit ne fait pas de bien, et le bien ne fait pas de bruit ». Aujourd’hui, beaucoup regardent les people, dont la « gloire » dépend de ce regard, mais ne font pas attention aux saints… Nous-mêmes, sommes-nous comme les scribes qui cherchaient à faire le bien pour se faire remarquer et en ne donnant que de leur superflu, ou sommes-nous prêts à TOUT recevoir et TOUT donner à Dieu et à nos frères ? « Celui qui n’a pas tout donné n’a rien donné », disait la petite Thérèse[vii]. Nous pouvons donner non seulement de l’argent, mais aussi notre temps, notre énergie, notre écoute… Parce qu’ils avaient une confiance absolue en Dieu, Paul a sacrifié sa réputation, Martin de Tours[viii] son manteau, François d’Assise son confort, Maximilien Kolbe sa vie. Ils ont été fous aux yeux du monde, mais « la folie de Dieu est plus sage que l’homme » (1 Co 1,25)… Demandons à la Vierge Marie, veuve elle-aussi après la mort de saint Joseph, et qui a accepté de « sacrifier » son Fils, d’intercéder pour nous afin qu’avec des cœurs de pauvres, nous laissions le Seigneur transformer nos vies en sacrifices qui lui plaisent.

P. Arnaud

[i] «Le cœur a ses raisons que la raison ignore » (Pascal).

[ii] Souvenons-nous de la petite Thérèse qui, enfant, cherchait à collecter chaque jour des mérites.

[iii] « Qui donc t’a mis à part ? As-tu quelque chose sans l’avoir reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi te vanter comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1 Co 4,7)

[iv] Cf le psaume : « Heureux qui s’appuie sur le Dieu de Jacob, qui met son espoir dans le Seigneur son Dieu, lui qui a fait le ciel et la terre. Il garde à jamais sa fidélité, il fait justice aux opprimés ; aux affamés, il donne le pain » (Ps 145). Oui, celui qui s’appuie sur Dieu n’a rien à craindre.

[v] Implicite dans le cas de l’évangile.

[vi] Dans le Festin de Babette, une femme dépense également toute sa fortune pour préparer un repas de fête pour les membres de la communauté qui l’a accueillie. Grâce à ce sacrifice, elle permet la réconciliation entre eux, et la guérison de certains cœurs.

[vii] Parole aussi de Georges Guynemer, le célèbre aviateur français mort au combat en 1917.

[viii] Fêté le 11 novembre.