Convertissez-vous, car le Royaume des cieux est tout proche.
Frères et sœurs, vivons-nous dans l’Espérance ? Notre époque est très anxiogène, et la consommation d’antidépresseurs a beaucoup augmenté dans le monde durant la dernière décennie. Beaucoup de nos contemporains ne voient l’avenir qu’à travers les annonces de plus en plus alarmantes des medias. Nous chrétiens avons reçu la grâce ineffable de l’Espérance, une des 3 vertus théologales, c’est-à-dire données directement par Dieu, mais la cultivons-nous[i] ? L’Avent est le grand temps de l’Espérance, et aussi celui de l’enfance. Avons-nous suffisamment des cœurs d’enfants pour vivre dans l’Espérance ? Pour nous y aider, la liturgie de ce jour nous donne d’écouter deux grands prophètes, Isaïe d’abord, Jean Baptiste ensuite. Avec eux, nous allons franchir 2 étapes. D’abord, Isaïe nous donnera de contempler le Royaume de Dieu. Ensuite, Jean nous révèlera le moyen d’y entrer : nous convertir, grâce à l’eau de la purification et au feu de l’Esprit.
Pour commencer, Isaïe décrit celui qui gouverne le Royaume. On l’appelle le Messie, « l’oint du Seigneur » en hébreu. Il sera un descendant de David, qui avait été choisi non parce qu’il était le plus grand ou le plus fort, mais par la pure grâce de Dieu. « Sur lui reposera l’esprit du Seigneur : esprit de sagesse et de discernement, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte du Seigneur, qui lui inspirera la crainte du Seigneur. » (1° lect.) Isaïe énumère ici six dons du Saint Esprit ; pour parvenir à un chiffre symboliquement parfait, la Tradition en ajoutera un septième, le don de piété, qui dérive lui-même du don de crainte. Celui-ci est cité deux fois, et à la fin, parce qu’il est le plus important de tous les dons, et qu’il les couronne. La crainte est ici synonyme de respect filial et d’adoration ; si elle a été associée ensuite à la piété, synonyme d’affection et de tendresse, c’est pour signifier qu’il y a entre le Messie et Dieu une saine distance et une saine proximité. Fort de ces dons de l’Esprit, le Messie sera capable de gouverner avec justice : « Il ne jugera pas d’après les apparences, il ne tranchera pas d’après ce qu’il entend dire. Il jugera les petits avec justice, il tranchera avec droiture en faveur des pauvres du pays […] Justice est la ceinture de ses hanches ».
Grâce à ce roi juste, le Royaume sera florissant. Isaïe décrit sous forme champêtre, comme Lafontaine le fera plus tard pour décrire les relations entre les citoyens de France, les relations entre les habitants: « Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau… » Mais alors que Lafontaine ne s’intéressait qu’aux relations humaines, Isaïe évoque toutes les créatures. En effet, comme l’écrit saint Paul aux Romains, « la création tout entière crie sa souffrance, elle passe par les douleurs d’un enfantement qui dure encore. » (Rm 8,22) Saint François d’Assise l’avait bien compris, lui qui appelait « frères » et « sœurs » toutes les créatures : frère loup, sœur eau, etc. Aussi la prophétie d’Isaïe est bien plus qu’une fable.
Mais ce Royaume n’est-il pas qu’une utopie, un rêve comme celui que Martin Luther King exprima lors de son discours célèbre à Washington le 28 octobre 1963, « I have a dream », directement inspiré de la prophétie d’Isaïe ? Non, clame Jean Baptiste, « le Royaume des cieux est tout proche ». Jésus commencera son ministère avec les mêmes mots. Mais il y a une condition pour entrer dans ce Royaume, que Jean et Jésus n’oublient pas d’ajouter : « convertissez-vous » ! Nous allons y parvenir d’abord grâce à l’eau de la purification, ensuite grâce au feu de l’Esprit.
La première étape de la conversion consiste à prendre conscience de nos péchés, et de notre impuissance à nous en délivrer seuls. Ce n’est pas un hasard si Jean baptise près du Jourdain, dans le désert. N’aurait-il pas mieux fait d’aller prêcher dans Jérusalem, et même dans le Temple, là où vont les foules ? Non, car le désert est un lieu parfaitement adapté pour prendre conscience de nos fragilités et de nos misères. « Je vais la séduire, je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur » (Os 2,16) avait dit Dieu au prophète Osée. Par ailleurs, le Jourdain est à la fois le lieu le plus bas de la terre, et le lieu où Josué (=Jésus) avait fait entrer Israël en Terre Promise. C’est l’endroit idéal pour prendre conscience de ses péchés et désirer changer de vie. Et c’est précisément le sens du baptême de Jean : l’immersion dans l’eau symbolisait la plongée dans la mort que l’homme ne peut éviter, et la sortie, qui s’accompagnait d’une marche vers la rive en Terre Promise (l’eau était peu profonde) symbolisait le désir de la vie avec Dieu. Jean compare les Pharisiens et les Saducéens à une « engeance de vipères » en référence au serpent de la Genèse, le diable. Comme lui, ils sont sourds aux appels de Dieu, menteurs (il est le « père du mensonge »- Jn 8,44), et diviseurs (c’est ce que diabolos signifie), ce que la vipère symbolise parce qu’elle est sourde et à cause de sa langue en forme de fourche (on parle de « langue de vipère »). Si Jean les traite ainsi (Jésus leur adressera lui-même 2 fois cette expression), c’est parce qu’ils n’ont pas pris suffisamment conscience de leurs péchés. Ils sont venus « en grand nombre » pour le « spectacle », parce que c’est « the place to be » au moment où « Jérusalem, toute la Judée et toute la région du Jourdain venaient à Jean ». En pensant : « nous avons Abraham pour père », ils manifestent que leur foi est un talisman et qu’ils manquent d’humilité. En leur déclarant : « avec les pierres que voici, Dieu peut faire surgir des enfants à Abraham », Jean signifie que leur cœur est plus dur que les pierres.
Cette première étape est nécessaire, mais pas suffisante. Jean est « le plus grand des enfants des hommes » (Mt 11,1) il joue un rôle fondamental dans le dessein de Dieu, mais il n’est que le Précurseur : « celui qui vient derrière moi est plus fort que moi, et je ne suis pas digne de lui retirer ses sandales ». Cette expression, qui rappelle la loi du lévirat qui permettait à un homme d’épouser une veuve en la rachetant à celui à qui elle était normalement destinée (en mettant la sandale de l’autre sur l’épaule de la femme) est une façon de dire que Jean n’est pas l’époux. L’Epoux d’Israël, c’est Dieu seul, et c’est son Messie qu’Il a envoyé. « Moi, je vous baptise dans l’eau, pour vous amener à la conversion… Lui vous baptisera dans l’Esprit Saint et dans le feu ». Pour nous convertir et mener notre vie avec Dieu, nous avons besoin de Dieu Lui-même. Le Messie est le seul qui peut nous baptiser dans l’Esprit Saint, comparé ici à un feu : feu qui réchauffe nos froideurs et nos tiédeurs, qui brûle nos péchés, qui éclaire nos obscurités. Cet Esprit Saint dans lequel Dieu veut nous baptiser, c’est-à-dire nous plonger, c’est celui dont Isaïe a décrit les dons. La boucle est bouclée : le désir de Dieu, c’est de faire de chacun d’entre nous des messies, des rois, capables d’agir avec justice. Ce que nous avons reçu le jour de notre confirmation, le Seigneur nous demande d’en vivre chaque jour. Comme le disait Graham Greene, « le chrétien est une personne qui se convertit tous les jours ».
Ainsi, frères et sœurs, le Seigneur nous invite à nous convertir, afin que nous puissions entrer dans son Royaume, qui est tout proche, et y régner avec lui. Cette semaine, amassons des grains pour la vie éternelle, par chacune de nos bonnes actions, et prenons le temps de recevoir le sacrement de la réconciliation. Avec lui, nous recevrons le feu de l’Esprit Saint, qui consumera la paille de nos péchés, et qui nous comblera de ses sept dons. C’est ainsi que nous marcherons avec la petite fille Espérance, et qu’avec elle, nous ferons avancer le monde. AMEN.
[i] Dans le Porche du mystère de la seconde vertu, Péguy la compare à une petite fille qui avance comme traînée par ses deux grandes sœurs, la foi et la charité, mais en fait, c’est elle qui les fait avancer. Qui fait avancer le monde . « La foi que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est l’Espérance. La Foi ça ne m’étonne pas. Ce n’est pas étonnant. J’éclate tellement dans ma création. La Charité, dit Dieu, ça ne m’étonne pas. Ça n’est pas étonnant. Ces pauvres créatures sont si malheureuses qu’à moins d’avoir un cœur de pierre, comment n’auraient-elles point charité les unes des autres. Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’Espérance. Et je n’en reviens pas. L’Espérance est une toute petite fille de rien du tout. Qui est venue au monde le jour de Noël de l’année dernière. C’est cette petite fille de rien du tout. Elle seule, portant les autres, qui traversa les mondes révolus. La Foi va de soi. La Charité va malheureusement de soi. Mais l’Espérance ne va pas de soi. L’Espérance ne va pas toute seule. Pour espérer, mon enfant, il faut être bienheureux, il faut avoir obtenu, reçu une grande grâce. La Foi voit ce qui est. La Charité aime ce qui est. L’Espérance voit ce qui n’est pas encore et qui sera. Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera. Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé. Sur la route montante. Traînée, pendue aux bras de des grandes sœurs, qui la tiennent par la main, la petite espérance s’avance. Et au milieu de ses deux grandes sœurs elle a l’air de se laisser traîner. Comme une enfant qui n’aurait pas la force de marcher. Et qu’on traînerait sur cette route malgré elle. Et en réalité c’est elle qui fait marcher les deux autres. Et qui les traîne, et qui fait marcher le monde. Et qui le traîne. Car on ne travaille jamais que pour les enfants. Et les deux grandes ne marchent que pour la petite ».
Charles Péguy (1873-1914)