Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés

Frères et sœurs, savons-nous aimer ? La question est vitale, car notre bonheur dépend de la réponse. Créés à l’image de Dieu, qui est Amour, nous ne pouvons nous accomplir qu’en aimant nous-mêmes. Même les non-croyants pourraient en convenir, comme en témoigne la quantité incalculable de livres, de films, d’œuvres d’art qui mettent l’amour au premier plan. Qui n’a jamais lu Romeo et Juliette ? L’homme sait qu’il ne peut atteindre le bonheur qu’en aimant, mais sait-il ce qu’est l’amour véritable[i] ? Il le réduit souvent à l’eros, oubliant souvent qu’il est aussi philia (amitié) et agapè (amour oblatif) (les 3 mots utilisés par les grecs). Certes, le premier n’est pas méprisable, mais il doit être « annobli » et élevé dans les 2 derniers… Autrement, il devient un amour égoïste et destructeur, comme celui du chat pour la souris. Nous apprenons à lire, à écrire, à compter… mais que faisons-nous pour apprendre à aimer, qui est la seule réalité essentielle sans laquelle nous ne pouvons être heureux[ii] ? L’amour est beaucoup plus qu’un sentiment, il engage toute notre intelligence et notre volonté, et c’est pourquoi le Christ dit à ses disciples : « ce que je vous commande : c’est de vous aimer les uns les autres ». Les parents doivent parfois commander à leurs enfants afin de les aider à grandir ; ils le font par amour. Jésus, lui aussi, nous commande par amour. Comme ses disciples, il nous exhorte aujourd’hui : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » L’important dans ce commandement est le mot « comme ». Comment le Christ nous a-t-il aimés ? 1° comme un Ami. 2° comme un grand Frère. 3° comme le Fils du Père.

 

Jésus nous a aimés d’abord comme un Ami. Jésus dit à ses disciples : « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; je vous appelle mes amis, car tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître. » Quelle parole incroyable : alors que l’homme était porté à offrir des sacrifices, souvent sanglants et parfois humains à Dieu, son Fils nous appelle ses amis ! L’amitié sous-entend un rapport d’égalité, empreint de confiance et d’intimité. C’est ainsi que Jésus non seulement nous a aimés, mais a aussi désiré être aimé de nous. Il le manifeste notamment sur la croix en criant : « J’ai soif !» (Jn 19,28).

C’est de cette façon que nous devons aimer le Seigneur mais aussi nous aimer les uns les autres. Pour évangéliser quelqu’un, il ne suffit pas de lui annoncer la Bonne Nouvelle de façon impersonnelle, il faut lui offrir son amitié. Or l’amitié se caractérise par le partage : alors qu’un supérieur, dans une entreprise par exemple, ne communique pas son savoir par peur de perdre sa domination, il s’agit de tout donner à l’autre, et aussi de recevoir de lui. Cela implique de se mettre à son niveau, de « s’inculturer » à sa façon de vivre, même si elle nous déroute ou nous rebute au départ. C’est ce que le Seigneur a fait comprendre à Pierre qui refusait de manger ce qui n’était pas casher et donc d’entrer en relation avec les païens[iii]. Il accepta finalement d’entrer chez le centurion Corneille et même, après la descente de l’Esprit Saint sur tous ceux qui étaient présents, « il donna l’ordre de les baptiser au nom de Jésus Christ » (1° lect.) Ce fut un tournant essentiel dans l’évangélisation, avant même que Paul devienne « l’apôtre des nations » et se fasse « tout à tous » (1Co 9,22). Saint Damien de Molokai se fit tellement proche des lépreux qu’il contracta leur maladie.

 

Ensuite, Jésus nous a aimés comme un grand frère. Il dit à Marie-Madeleine, après sa résurrection : « Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » (Jn 20,17). L’aîné d’une fratrie cherche à protéger ses frères et sœurs, et il est prêt à se sacrifier pour eux. Car « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » C’est pourquoi l’Eglise a toujours placé les martyrs (du grec martyrios, qui signifie témoin) au sommet de la « hiérarchie » de ses enfants, comme autant de frères et sœurs aînés qui nous montrent l’exemple. Un contrexemple, c’est Caïn, qui tua son petit frère Abel en disant : « Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4,9).

Même si les martyrs ont été tués au nom de leur foi au Christ, c’est chaque jour que nous sommes appelés à donner notre vie. C’est pourquoi sainte Jeanne de Chantal incitait ses sœurs de la Visitation au « martyre blanc », c’est-à-dire à renouveler chaque jour leur don total d’elles-mêmes.

 

Mais comment le Christ a-t-il pu nous aimer tant ? Parce qu’il est le Fils du Père. Tout l’amour qu’il nous a donné, il l’a reçu de Lui. On ne peut donner que ce que l’on a d’abord reçu. Or, Jésus dit : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés.» C’est pourquoi les évangélistes, Luc en particulier, le montrent souvent en prière. En tant que Fils, la deuxième Personne de la Trinité reçoit tout de son Père, depuis toute éternité. Une fois incarné, il demeure toujours dans cette attitude d’accueil : « tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître[iv]. »

Comme Jésus, nous devons demeurer toujours dans une attitude d’accueil et d’humilité: « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et établis ». Relisons nos histoires pour y reconnaître toutes les grâces que le Seigneur nous a faites… à commencer par le baptême, que la plupart d’entre nous avons reçu tout petits. En aimant Dieu, et en nous laissant aimer par Lui, nous ne nous aimons pas moins les uns les autres, au contraire. L’amour, contrairement aux biens matériels qui diminuent à mesure qu’on les partage, se multiplie lorsqu’il est donné et reçu. Or « Dieu est Amour » (2° lect.) Donc, lorsque je prends du temps pour Lui (pour la messe ou l’oraison par exemple), je ne retire rien à ceux que j’aime, au contraire, je leur apporte davantage. Les saints sont avant tout des personnes qui ont su se laisser aimer par Dieu[v]. Notre Père nous aime tant que Jésus va jusqu’à dire : « tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous le donnera. » !

 

Ainsi, le Christ nous appelle à nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés, c’est-à-dire comme des fils du Père des cieux, comme des amis, et comme des frères. C’est ainsi que le lien entre un homme et une femme peut intégrer les 3 dimensions de l’amour, non seulement le désir mais aussi l’amitié et le sacrifice. Mais même en dehors du mariage, une amitié peut être si grande qu’elle va jusqu’au sacrifice. Alors, mettons-nous à l’école du Christ. « Demeurez dans mon amour… Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite » nous dit-il. Pour notre joie, laissons-nous aimer par Dieu, ouvrons les yeux de nos cœurs pour reconnaître qu’Il fait tout contribuer à notre bien et que tout est grâce. Créons entre nous et avec nos prochains des relations d’amitié, en partageant notre savoir et nos autres richesses. Et offrons nos vies au Seigneur, pour pouvoir les offrir en même temps à nos frères. C’est ce que nous sommes appelés à faire dans cette eucharistie, particulièrement au moment de l’offertoire où nous n’offrirons pas à Dieu que le pain et le vin mais aussi nous-mêmes. C’est ainsi que nous serons consacrés nous aussi, divinisés comme le pain et le vin, et nous porterons du fruit, un fruit qui demeure. Cette semaine, quelle personne (envers laquelle j’éprouve de la rancune ou de l’indifférence) vais-je aimer, comme le Christ m’aime ?

[i] Mère Teresa racontait que les hindous caractérisaient ainsi les religions présentes à Calcutta : « le bouddhisme est la religion du détachement, l’islam est la religion de l’obéissance, le christianisme est la religion de l’amour ».

[ii] Contrairement aux animaux, nous n’avons qu’un seul instinct, celui de la succion, et nous devons apprendre tout le reste.

[iii] L’un des buts des interdits alimentaires est de maintenir une séparation avec ceux qui ne sont pas de la communauté. La nourriture cashrout ou hallal n’est pas avant tout liée à des raisons d’hygiène, mais à la possibilité de rester entre soi en préservant l’identité communautaire. C’est pour se différencier des autres que le peuple juif ne mange pas comme eux : afin de ne pas disparaître au milieu des nations. Idem pour les musulmans. Pour les chrétiens, le débat fit rage dans les premiers temps, et il fallut un concile (le 1er, celui de Jérusalem) pour trancher cette question qui divisait les chrétiens issus du judaïsme et les autres. Pourtant, le Seigneur avait été clair avec Pierre, à qui l’Esprit Saint avait déclaré que tous les aliments étaient purs et devant qui il avait envoyé l’Esprit Saint à Corneille et à ceux de sa maison, alors qu’il était entré chez lui sans en avoir le droit au plan religieux  (1° lect.) . Et dans nos eucharisties, savons-nous accueillir les nouveaux ou tendons-nous à créer un esprit communautariste, replié sur nous-mêmes  ?

[iv] Plus tôt dans son ministère, Jésus avait aussi déclaré solennellement : « Amen, amen, je vous le dis : le Fils ne peut rien faire de lui-même, il fait seulement ce qu’il voit faire par le Père ; ce que fait celui-ci, le Fils le fait pareillement. » (Jn 5,19)

[v] La petite Thérèse, par exemple, était tellement consciente de l’amour que Dieu avait pour elle, qu’elle put s’écrier un jour : « Tout est grâce ». En relisant son histoire, elle fut capable d’y discerner dans tous les évènements importants, même dans les épreuves,  la présence et l’action aimantes du Seigneur. C’est l’expérience que saint Paul avait faite avant elle : « Nous le savons, quand les hommes aiment Dieu, lui-même fait tout contribuer à leur bien, puisqu’ils sont appelés selon le dessein de son amour. » (Rm 8,28)