Arrière, le diable !
Frères et sœurs, qui est notre véritable Maître ? Sommes-nous toujours à l’écoute du Seigneur, dociles à sa volonté ? Ou préférons-nous parfois écouter le diable, le diviseur qui veut nous séparer de lui ? Sans cesse, il nous faut choisir entre deux voies : celle des fils et filles de Dieu, qui font confiance à leur Père… ou celle des disciples du diable qui veulent devenir des dieux par leurs propres forces[i]. Là où Adam, puis les Hébreux dans le désert, avaient succombé à ses tentations, Jésus va vaincre[ii]. Pourquoi ? Parce qu’il s’est laissé « conduire » par l’Esprit, dont il était « rempli », et éclairer par la Parole de Dieu (qu’il cite sans cesse). Le diable le tente de 3 manières, qui touchent son rapport d’abord à la création, ensuite aux autres, enfin à son Père lui-même. Cherchons à mieux comprendre chacune de ces 3 tentations qui révèlent « toutes les formes de tentations » auxquelles nous sommes confrontés nous aussi, et voyons comment nous pouvons y faire face.
En premier lieu, le diable tente Jésus, et donc l’homme, par rapport à la création. Dans le désert, les Hébreux avaient murmuré par nostalgie des marmites de l’Egypte. Ici, alors que Jésus a faim, le tentateur s’approche et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains. » Au lieu de se soumettre au diable et à sa faim, Jésus se défend grâce à l’Ecriture. Se souvenant de ses ancêtres dans le désert, il cite le Deutéronome : « Ce n’est pas seulement de pain que l’homme doit vivre, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (cf Dt 8,3). Plus tard, il déclarera à ses disciples : « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et de mener son œuvre à bonne fin. » (Jn 4,34) Un jour, oui, il multipliera les pains… Mais ce sera pour combler non sa propre faim, mais celle des autres.
Sur la croix, Jésus sera à nouveau tenté dans son corps, en particulier par une soif intense (Jn 19,28). Il lui sera alors proposé 3 fois d’accomplir un miracle : « sauve-toi toi-même, si tu es le messie » lui diront à la fois le malfaiteur à côté de lui, les soldats et les chefs des Juifs. Mais Jésus, là encore, refusera d’accomplir un miracle qui lui aurait permis d’échapper à la souffrance corporelle.
Plus largement, cette tentation est caractéristique de notre société de consommation, qui détruit la planète à son profit pour trouver de la jouissance. Pour y faire face, nous pouvons cultiver la tempérance, une des 4 vertus cardinales… et aussi apprendre à rendre grâce, comme on le fait après les repas dans les communautés religieuses. La création est un don, pas un matériau que je peux transformer selon mes caprices (cf la théorie du genre). Seuls les religieux prononcent le vœu de pauvreté, mais il peut tous nous aider. Il s’agit de vivre dans une « sobriété heureuse » (cf Laudato Si).
Deuxièmement, le diable tente Jésus par rapport aux autres hommes. Il l’incite à les dominer plutôt qu’à les servir. Dans le désert, certains Hébreux avaient jalousé Moïse. C’est la tentation du pouvoir. Emmenant Jésus sur une très haute montagne et lui faisant voir tous les royaumes du monde avec leur gloire, le diable le tente par un marchandage : « Tout cela, je te le donnerai, si tu te prosternes pour m’adorer. » Or le Seigneur ne marchande pas, Il donne gratuitement, et c’est librement que l’homme peut ou non lui répondre. Un jour, oui, le Christ règnera sur l’univers, comme nous le célébrons lors de la solennité du Christ-Roi. Mais en attendant, « le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir » (Mt 20,28). Face à cette deuxième tentation, Jésus cite à nouveau le Deutéronome : « C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, à lui seul tu rendras un culte. » Ce commandement s’applique à Jésus en tant qu’homme, et à tous les autres hommes.
Sur la croix, Jésus aura sur la tête une couronne royale, mais elle sera faite d’épines. Et au lieu de dominer sur les autres, il continuera de les servir, notamment en donnant Marie sa mère au disciple qu’il aimait, et en adressant une parole de salut au bon larron à côté de lui.
Face à cette tentation du pouvoir, la meilleure réponse est celle de la chasteté, un vœu qui ne concerne pas seulement le corps, mais surtout la relation avec les autres (castus est l’inverse de l’inceste). « Aimer purement, c’est consentir à la distance », autrement dit à l’absence de pouvoir et de contrôle, écrit Simone Weil dans La pesanteur et la grâce.
Enfin, le diable tente l’homme par rapport à Dieu lui-même. Au lieu de dire « que ta volonté soit faite », elle consiste à estimer qu’on sait soi-même ce qui est juste et donc à se placer au même niveau que Dieu. C’est ainsi que le serpent de la Genèse avait tenté Adam et Eve : « vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » (Gn 3,5) Dans le désert, les Hébreux avaient mis Dieu à l’épreuve à Massa et Meriba en demandant : « Le Seigneur est-il au milieu de nous, oui ou non ? » (Ex 17,7) Ici le diable, qui a compris la leçon de ses deux échecs précédents, utilise lui-même l’Ecriture, après avoir emmené Jésus au sommet du Temple de Jérusalem, le lieu le plus sacré en Israël : « Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges, et : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. » Jésus lui répond : « Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. » C’est Dieu qui parfois nous éprouve, non pour nous faire du mal mais pour nous purifier, comme l’or au creuset. Tous les miracles que Jésus accomplira seront destinés à glorifier le Père, et non à se glorifier lui-même.
A Gethsémani, il dira : « Père, si tu le veux, éloigne de moi cette coupe ; cependant, que soit faite non pas ma volonté, mais la tienne. » (Lc 22,42) Puis sur la croix, il lui dira aussi : « Père, entre tes mains je remets mon esprit. » (Lc 23,46) Il se « jettera » alors dans la mort, non pour manifester sa puissance dans un accès de vaine gloire, mais pour manifester la toute-puissance de l’Amour de son Père.
Pour faire face à cette tentation, le meilleur remède est donc l’obéissance. Elle ne concerne pas que les religieux mais tous les hommes qui cherchent à accomplir la volonté de Dieu.
Ainsi, frères et sœurs, le diable nous tente en nous invitant à nous soumettre la création, les autres, et Dieu lui-même. Dans notre société, ces trois tentations sont destructrices. L’obsession de vouloir consommer toujours plus, qui nous incite à ne pas refréner nos désirs, entraîne la destruction de notre planète. Ensuite, le désir idolâtrique du pouvoir engendre des conflits et des guerres. Enfin, l’athéisme qui nous incite à nous considérer nous-mêmes comme des dieux, allant au-delà du bien et du mal, détruit les fondements éthiques de notre humanité. Pendant ce Carême, conscients que nous sommes tous tentés de façons différentes, en fonction de ce que nous sommes, apprenons à rejeter toutes les tentations en nous mettant à l’école du Christ. Il y est parvenu en se mettant à l’écoute de la Parole de Dieu et en se laissant conduire par l’Esprit Saint. Et il a accepté de partir au désert, acceptant une forme de vide pour être davantage rempli de la grâce de Dieu. Suivons-le au désert, changeons nos habitudes pour être plus accueillants à l’action de Dieu en nous. Illuminés et nourris par sa Parole, dont l’efficacité sera démultipliée par les trois moyens que le Christ nous a rappelés le mercredi des Cendres (les Privations pour mieux respecter la création, le Partage pour mieux servir notre prochain, et la Prière pour mieux obéir à Dieu), nous pourrons goûter la joie de vaincre avec lui les forces du mal et d’être de véritables fils et filles de Dieu.
P. Arnaud
[i] 2 fois dans les 3 tentations, le diable commence en disant : « si tu es Fils de Dieu ». N’oublions pas que juste avant, Jésus a été baptisé, et que le Père a fait entendre sa voix : « Toi, tu es mon Fils bien-aimé ; en toi, je trouve ma joie. » (Lc 3,22)
[ii] Entre le baptême et les tentations au désert, cependant, Luc a inséré la généalogie de Jésus, qu’il fait remonter jusqu’à Adam. Pourquoi ne l’a-t-il pas placée au début de son évangile, comme l’a fait Matthieu ? Pour signifier que Jésus vient pour sauver toute l’humanité, les vivants et les morts.