Festoyons et réjouissons-nous !
Frères et sœurs, pourquoi nous réjouir, comme l’Eglise nous y invite en ce dimanche de Laetare ? L’épreuve que nous traversons nous pousserait plutôt à la déprime ! Non seulement les médias nous révèlent régulièrement de nouvelles horreurs, dans la société et dans l’Eglise elle-même, mais le Carême nous a sans doute permis de mieux reconnaître nos propres faiblesses et péchés. Si nous devons ne pas jouer les autruches et regarder le mal en face, nous devons aussi prendre conscience que le Christ a vaincu ce mal, et que le Seigneur nous aime infiniment, malgré tous nos péchés. Ainsi, malgré le mal qui nous attriste, nous pouvons nous réjouir avec Lui de tout le bien qui est réalisé et de toutes les conversions qui ont lieu sans bruit chaque jour sur la terre. Les pharisiens et les scribes de l’évangile, au lieu de se réjouir de la conversion des pécheurs, récriminent contre Jésus parce qu’il leur fait bon accueil et mange avec eux. Eux-mêmes s’éloignent de ces personnes – les collecteurs d’impôts, les prostituées – les méprisant et estimant qu’elles vont les empêcher de mettre la Loi en pratique en les rendant impurs. Le mot « pharisien » signifie précisément « séparé ». Mais le Christ ne craint ni les maladies du corps, ni celles de l’âme. Tout comme il a touché la chair des lépreux et les a guéris physiquement, il veut toucher le cœur des pécheurs et les guérir spirituellement. Lui qui est la Vie, il veut se donner à ceux que le péché a fait mourir. Pour se faire comprendre, Jésus emploie trois paraboles : dans chacune, il s’agit de retrouver ce qui était perdu: une brebis, une drachme, et un fils. Toutes les trois ont le même sens, mais approfondissons la troisième, qui est plus développée. On l’appelle généralement la parabole du fils prodigue, mais on pourrait aussi l’appeler la parabole du Père prodigue (en amour) et de ses deux fils. Tous les deux pourraient être heureux mais ils ne le sont pas car, au lieu de vivre dans l’action de grâce pour ce qu’ils ont, ils sont comme « frustrés », raisonnant en termes de mérites et de droits et fondant leurs espoirs sur des illusions. Ils vont nous permettre de réfléchir sur deux désirs forts de nos contemporains : le désir de la liberté, et celui de la sécurité. Ces désirs légitimes, s’ils sont mal éclairés, peuvent conduire à des impasses, à savoir à une sorte d’esclavage et au fondamentalisme. Ensuite, le Père nous donnera de comprendre ce qu’est la Miséricorde divine.
Pour commencer, le fils prodigue (image des publicains et des prostituées) nous éclaire sur la nature de la vraie liberté. Pourquoi a-t-il quitté son père ? Ce n’est pas parce qu’il manquait de quelque chose, puisque son père est visiblement riche et généreux. C’est sans doute parce qu’il voulait pouvoir céder librement à tous ses caprices, loin des yeux de son père. C’est ainsi qu’il va gaspiller sa fortune en menant une vie de désordre. C’est la tentation propre des adolescents, qui cherchent à s’émanciper à tout prix de leurs parents, qu’ils voient avant tout comme ceux qui les entravent avec des règles et des interdits. C’est aussi la tentation de nos contemporains par rapport à Dieu et à l’Eglise, qu’ils fuient parce qu’ils les voient avant tout comme des carcans. « Dieu est mort », le slogan de Nietzsche est devenu celui de notre société. Pour beaucoup, la liberté consiste à assouvir les désirs qu’ils ressentent, quels qu’ils soient. En plus de l’orgueil, principe de tous les péchés – qui consiste ici à revendiquer une autonomie par rapport à Dieu – on reconnaît dans ce genre d’attitude trois autres péchés capitaux : la paresse spirituelle, la luxure et la gourmandise… En réalité, ceux qui agissent ainsi se trompent. La vraie liberté ne consiste pas à assouvir tous mes désirs, mais à discerner ceux qui viennent de Dieu et qui vont me permettre de m’accomplir en même temps que d’accomplir sa volonté. Elle signifie n’être esclave d’aucune passion, et pouvoir ainsi agir selon ma raison éclairée par le Seigneur. Le fils cadet découvre que non seulement il n’est pas plus libre qu’avant, mais même qu’il l’est moins : au lieu de s’accomplir, il s’est déshumanisé, au point de lorgner sur la nourriture donnée aux porcs, les animaux impurs par excellence chez les juifs[i].
Le fils aîné de la parabole (image des pharisiens et des scribes) est tombé dans un autre piège que son frère. Lui n’a pas cherché une fausse liberté, mais une fausse sécurité. En restant auprès de son père et en travaillant pour lui, comme pour un patron, il est devenu orgueilleux. Il se croit meilleur que son frère, qu’il considère comme un étranger. Il est jaloux de lui, parce que leur père a fait tuer pour lui le veau gras. Il dit à son père : « Ton fils » que voici, et non « mon frère » et il se met en colère contre à la fois son père et son frère. Ainsi, alors que son frère avait probablement commis trois péchés capitaux – la gourmandise, la luxure et la paresse, il est sûr que lui-même en commet trois autres: l’avarice, la jalousie et la colère. Et comme son frère, il est habité par l’orgueil – qui consiste dans son cas à se croire meilleur que son frère. Son attitude est celle des croyants de notre époque qui se renferment sur leur foi et leur communauté, tombant dans le fanatisme. En réalité, l’obéissance aux commandements de Dieu ne doit pas renfermer l’âme, mais l’ouvrir. « Oui, mon joug est aisé et mon fardeau léger», a dit Jésus (Mt 11,30). Lorsque des croyants vivent leur foi à la manière du fils aîné, qui n’a jamais fait la fête parce qu’il ne l’a pas demandé à son père – qui aurait bien sûr accepté, ils se rendent malheureux et ils font fuir les autres[ii].
Finalement, frères et sœurs, le personnage principal de la parabole est le père lui-même. Lui seul a le cœur large, débordant de miséricorde. Il aime son fils cadet, qu’il laisse partir librement. Aimer quelqu’un, c’est désirer qu’il soit libre, c’est pourquoi aussi le Seigneur cesse d’offrir la manne à son peuple une fois qu’il est en Terre Promise, comme une sorte de sevrage : désormais, il devra travailler la terre pour en tirer lui-même du fruit (1° lect.). Mais ce respect de la liberté de l’autre n’est pas indifférence : le Père guette le retour de son fils (c’est pourquoi il l’aperçoit de loin) et il court se jeter dans ses bras, sans lui faire la leçon, et ne cherchant pas à savoir s’il est revenu seulement poussé par la faim ou par un désir plus noble. Il aime aussi son fils aîné, à qui il ne fait pas non plus durement la leçon, mais qu’il invite à se réjouir, et à qui il assure : « tout ce qui est à moi est à toi ». Quel bel exemple pour tous les pères ! Rembrandt l’a magnifiquement dépeint, avec une main grosse et virile pour signifier sa force, et une main plus petite et douce pour manifester sa tendresse. La petite Thérèse avait bien compris la Miséricorde infinie du Seigneur. Peu de temps avant de mourir, assaillie par les tentations que connaissent les pécheurs, elle dit à sa sœur Pauline : « si j’avais commis tous les crimes possibles, j’aurais toujours la même confiance, je sens que toute cette multitude d’offenses serait comme une goutte d’eau jetée dans un brasier ardent ».
Ainsi, le Seigneur fait de nous ses fils et ses filles, des frères et des sœurs, et nous invite aujourd’hui à éviter deux écueils : le désir d’une fausse liberté, et le désir d’une fausse sécurité. Notre vraie liberté consiste à choisir les chemins qui vont nous permettre de nous accomplir. Notre vraie sécurité consiste à demeurer auprès de Dieu en accomplissant ses commandements non selon la lettre qui tue, mais selon l’esprit qui vivifie. Nous ressemblons parfois au fils cadet de la parabole, dilapidant les biens que le Seigneur nous a offerts, et parfois au fils aîné, jugeant les autres avec dureté. Prenons donc exemple sur notre Père, qui nous aime chacun de manière unique, et qui est toujours prêt à nous pardonner lorsque nous nous égarons. Ne soyons pas ingrats et « frustrés » comme les fils de la parabole, ne résonnons pas en termes de mérites et de droits mais vivons dans la reconnaissance et l’action de grâce pour ce que Dieu nous donne. Cette semaine, n’hésitons pas à recevoir le sacrement de réconciliation, comme saint Paul nous y invite : « nous le demandons au nom du Christ, laissez-vous réconcilier avec Dieu ! » (2° lect.) En le recevant, nous entrerons dans sa joie de Père, qui pourra festoyer en disant: « mon fils était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ! »
P. Arnaud
[i] Charles de Foucauld, pendant sa jeunesse, a vécu à la manière du fils prodigue. Une fois dans le désert, il a commencé à ressentir la faim, non pas tant physique que spirituelle, qui tenaillait son âme. L’exemple des musulmans a suscité en lui le désir de revenir vers Dieu.
[ii] Saul de Tarse, avant sa conversion, ressemblait beaucoup au fils aîné. Pendant longtemps, il a cherché la justice par ses propres forces, en obéissant à la Loi de Moïse. Mais après sa rencontre avec le Christ, il a compris que « celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a pour nous identifié au péché, afin qu’en lui nous devenions justes de la justice même de Dieu » (2° lect.).