Le Figaro – 27 octobre 2020

 « Si Dieu n’existe plus pour nous, si l’espérance de l’éternité a déserté nos consciences, alors il nous reste la vie terrestre, qui se rétrécit peu à peu, comme une peau de chagrin, à notre capacité de jouissance. La santé, qui est un bien précieux, devient alors le bien suprême qui légitime tous les sacrifices. ».

 

LE FIGARO. – Comment réagir à la mort injuste, violente, d’un professeur assassiné par un islamiste ?

Mgr AUPETIT. – Chacun réagit selon son propre cœur. Pour ma part j’ai confié ce professeur à la bonté du Seigneur et j’ai prié pour son assassin, afin que le Seigneur lui fasse miséricorde, lui qui a commis le plus terrible des blasphèmes : celui de donner la mort au nom de Dieu.

Médecin puis prêtre, vous avez souvent vu la mort « en face ». Peut-on se « faire » à la mort, s’interroge votre ouvrage. Mais la fuite de la mort, l’évitement ne sont-ils pas profondément humains ?

Le fait que nous ne puissions pas nous habituer à notre fin, qu’il y ait au fond de nous une résistance viscérale à la mort, particulièrement quand elle touche un enfant, est le signe que nous ne sommes pas faits pour elle. Nous sommes faits pour la vie. La mort est une contradiction radicale de notre existence. Mais qui exaucera notre désir de vivre ? « Qui nous fera voir le bonheur ? » dit le psaume. Le Christ seul est revenu du royaume des morts. En lui seul elle perd son visage terrifiant pour devenir une Pâque, un passage vers le Père. Pourtant nous n’allons pas vers Dieu d’abord pour nous rassurer, par peur de la mort, mais par désir de vivre, parce que nous avons soif, à travers toute joie, toute beauté de cette terre, d’une joie plus haute, d’une beauté qui demeure à jamais.

Mais comment oser parler de vie éternelle, de résurrection des corps, comme l’Église le fait, dans une société devenue totalement pluraliste sur le plan idéologique comme sur le plan religieux ?

La vie éternelle et bienheureuse est au fond ce que tout homme désire. Dans les obsèques que nous célébrons comme prêtres, nous rencontrons toutes sortes de familles, certaines très éloignées de la pratique de la foi. Aucune n’est dépourvue d’espérance. L’idée que le défunt a rejoint ceux qu’il aimait habite profondément notre cœur. L’espérance est le propre de l’homme. Pour nous, chrétiens, cette espérance a le visage du Christ qui ne vient pas nier la mort, ou minimiser sa douleur, mais la prendre sur lui jusqu’à l’ensevelissement, pour tout sauver dans la victoire de la résurrection. Quelle autre tradition religieuse évoque un tel mystère ? Elle vient exaucer l’attente de tout homme en ce monde. Nous ne sommes pas de purs esprits. Ce n’est qu’en recouvrant notre condition corporelle que nous serons pleinement nous-mêmes. La foi chrétienne affirme la résurrection, constatée par ceux qui ont vu, entendu et touché le Ressuscité. À son image, nous croyons en la transfiguration finale de notre corps, enfin libéré du péché et de la mort.

Vous allez jusqu’à parler à la fin de votre essai, du passage de la mort vers « la vie éternelle » comme d’un « repos » marqué par un seul « acte » qui serait « l’amour » Qu’est-ce que cela veut dire pour qui ne croit pas ou ne partage pas votre foi ?

Nous pensons spontanément l’éternité comme une réalité à venir. Mais saint Paul nous dit que « l’amour ne passera jamais » (I Co 13, 8). Si Dieu est amour, si « celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu », comme l’exprime l’apôtre Jean (I Jn 4, 16), alors l’éternité est déjà commencée, dans la mesure où nous aimons. Seul l’amour demeure. Tout le reste, le péché, la violence, la haine, la jalousie et la mort, n’a pas sa place en Dieu. Quand on a perdu ceux qu’on aime, on ne retient que leur amour vécu et transmis. « On les habille toujours, écrit Saint-Exupéry, de leur sourire le plus clair. »

Cet « acte de mourir » dont vous soulignez la dignité est aussi soumis à une forte pression sur les plans éthiques et législatifs pour « faciliter » la mort… Pourquoi l’Église refuse-t-elle cette requête de la société ?

Il ne faut pas voler aux hommes le mystère de leur mort. Il se passe tant de choses dans ces derniers instants. J’ai souvent vu des réconciliations dans les familles, des pardons donnés. La parole de l’Église se tient sur une ligne de crête : ni euthanasie, ni acharnement thérapeutique. Nous promouvons les soins palliatifs afin de soulager la souffrance dans l’acceptation de notre finitude, sans mettre la main sur une vie qui ne nous appartient pas. Il nous faut mourir « en tenant » la main d’un autre, pas « par la main » d’un autre…

Cet équilibre subtil est vraiment digne de la personne dans sa vulnérabilité. L’euthanasie ne manquerait pas de s’étendre toujours davantage avec des justifications fallacieuses et d’incessantes revendications. Si nous franchissons le pas, jusqu’où irons-nous ? Jusqu’à tuer ceux qui sont en détresse psychique ? Nous constatons déjà avec l’avortement l’extension systématique de la culture de mort. Si je vois quelqu’un sur le pont, prêt à se jeter dans la Seine, est-ce que je le pousse pour l’aider à mourir, ou est-ce que je le retiens pour l’aider à vivre ? Une société est vraiment humaine dans la mesure où elle prend soin des plus fragiles.

Le lancinant cortège de morts de la pandémie a révélé la constance du malaise de notre société face à la mort. Mais qu’est-ce que cela révèle au fond ?

Nos médias alimentent la peur en reprenant quotidiennement le nombre de cas, le nombre de morts. Ils entretiennent un climat anxiogène. Mais plus fondamentalement, l’angoisse de l’homme occidental devant la maladie prend sa source dans l’athéisme pratique. Si Dieu n’existe plus pour nous, si l’espérance de l’éternité a déserté nos consciences, alors il nous reste la vie terrestre, qui se rétrécit peu à peu, comme une peau de chagrin, à notre capacité de jouissance. La santé, qui est un bien précieux, devient alors le bien suprême qui légitime tous les sacrifices.

Faudrait-il donc « ré-apprivoiser » la mort pour mieux « vivre » cette épidémie ?

Nous avons trop perdu les rites qui font de la mort un mystère familier. Philippe Ariès, dans son ouvrage sur la mort en Occident, utilise l’expression de « mort interdite ». Elle est devenue le nouveau tabou. À la mort en noir, celle des vêtements de deuil, a succédé « la mort en blanc », celle des hôpitaux, des professionnels, de la crémation qui se généralise. Il faut que le corps disparaisse vite, que l’on tourne rapidement la page. Mais le fait de veiller le corps, de vivre cet « adieu au visage » si douloureux et si précieux est une aide essentielle au deuil. J’évoque dans mon ouvrage la si belle chanson d’Aznavour, La Mamma, où tous les enfants viennent dire au revoir à leur mère qui va mourir.