L’Ascension (vers 1510), Albrecht Dürer (Nuremberg 1471 – 1528), British Museum, gravure sur bois
Albrecht Dürer est peintre, dessinateur de génie et graveur d’exception. Il est considéré comme un maître absolu et marqua tous ses suiveurs. Cette «Ascension» est tirée d’une série de 37 gravures sur bois, la «Petite Passion», qui a fait sa renommée
L’évangéliste Luc a relaté 2 fois l’Ascension de Jésus : dans son Évangile (Lc 24, 50-53) et dans les Actes des Apôtres (Ac 1, 1-13). Dürer, qui connaît parfaitement les Écritures, en donne ici une représentation littérale.
« Alors, ils retournèrent à Jérusalem depuis le lieu-dit ‘mont des Oliviers’ » (Ac 1, 12 )
D’emblée, A. Dürer indique le lieu où se passe la scène. Sur l’estampe, les apôtres entourent le sommet de la colline d’où s’élève Jésus. L’artiste la nomme en plaçant sur le flanc droit de celle-ci un arbrisseau, un petit olivier.
« Après ces paroles, tandis que les Apôtres le regardaient, il s’éleva, et une nuée vint le soustraire à leurs yeux ». (Ac 1, 9-10)
Luc relate l’élévation de Jésus comme un événement à la fois visible et mystérieux. Pour en parler il utilise l’image de la nuée, symbole biblique de la présence active de Dieu parmi les hommes (la nuée enveloppe Moïse lors de la remise des Tables de la Loi, ou plus tard lors de la Transfiguration de Jésus). A. Dürer fait entrer Jésus dans cette nuée, représentée par le nuage blanc ; elle le dérobe ainsi au regard des hommes.
Jésus « était emporté au ciel » (Lc 24, 51). Comment représenter ce « ciel » qui est une métaphore spirituelle qui n’a rien à voir avec le firmament. Dürer propose une solution très originale : d’une part il remplace le ciel par un fond noir opaque, et d’autre part il ne reproduit pas le corps de Jésus, ce qui permet de ne pas faire de ce ciel une réalité vers lequel le Christ pourrait s’élever. Alors, entrer dans le monde de Dieu où Jésus réside à présent ne peut se dire qu’en terme d’élévation.
Il peut être étonnant de représenter ici les apôtres à genoux. Ils se prosternent, dans une attitude de respect devant la divinité de Jésus «afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers» (Ph 2,10)
« Et comme ils fixaient encore le ciel où Jésus s’en allait, voici que, devant eux, se tenaient deux hommes en vêtements blancs, qui leur dirent : « Galiléens, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? » (Ac 1, 11)
Les disciples ont, sur cette estampe, les yeux fixés vers le ciel. Ils restent figés dans leur attitude. Une tentation les guette : rester ainsi les yeux au ciel sans rien faire, et attendre. Mais les anges, ambassadeurs de Dieu (ici absents) les secouent et viennent les sortir de leur immobilisme. Ils les renvoient à leur travail de témoins.
Étonnant : Dürer a placé sur le sol du sommet de la colline, selon la tradition, l’empreinte du dernier pas que fit le Christ sur la terre. Certes, il faut se méfier des iconographies qui ont tendance à matérialiser ce départ de Jésus . Cependant, la trace de pas représentée sur cette estampe illustre la mission des apôtres, explicitement invités par leur Maître à suivre ses pas, à faire comme lui, à aller par toute la terre pour être ses témoins (Mt 28,19)
Dürer a omis la présence des deux anges vêtus de blanc mais a placé Marie (debout à gauche) dans le groupe des apôtres et pourtant elle n’est pas citée dans le texte de Luc. Mais il n’est pas pensable que la Vierge, présente au Cénacle au milieu de la première communauté des disciples ait été exclue du nombre de ceux qui ont vu son Fils élevé vers son Père. Il faut noter la manière délicate de représenter Marie : Dürer, avec une grande humilité, la laisse dans l’ombre de son voile, on ne distingue pas son visage qui ne nous est pas connu.
La composition est particulière. Durer est en pleine possession de son art et un grand maître de la perspective, et pourtant, ici, aucune échappée visuelle n’est possible et le regard est arrêté par un fond d’obscurité surnaturelle, opaque comme un mur, sur lequel se détachent les apôtres en cercle autour du monticule central.
Malgré le petit format de l’œuvre (12,6×9,7cm), l’artiste organise le groupe des Douze, diversifie leurs attitudes. Les gestes et les regards jouent un rôle essentiel ramenant le regard du spectateur vers la forme s’élevant dans la nuée.
Seul le geste de prière de la Vierge donne à la scène un caractère sacré.
La lumière venant de la gauche met en valeur les trois personnages du premier plan, modelant les corps agenouillés. Elle éclaire, sculpte sans complaisance les visages rudes mais si expressifs de ces hommes : on y lit l’étonnement, la perplexité, la tristesse, la surprise. Le seul visage échappant à cette rugosité est celui, juvénile, de l’apôtre Jean débout à gauche de la Vierge.
Le rythme dynamique des lignes joint à la précision du trait introduit la respiration et le dynamisme de cet ensemble qui pourrait-être étouffant. Rien n’est laissé au hasard et le moindre trait a sa raison d’être dans un dessin serré.
Ici se révèle toute la maîtrise de cet artiste.
Cette Ascension n’est pas destinée à la délectation esthétique d’amateurs éclairés mais à faire naître et à entretenir l’émotion religieuse du fidèle. L’accent est mis d’une manière simple et directe sur l’événement étonnant qui se déroule sous nos yeux mais laisse apparaître aussi tendresse et chaleur humaine grâce à la présence fragile de la Vierge.
Martine