Adrien Candiard : « Nous avons inventé le mot-valise ‘islamisme’, alors qu’il faut parler de ‘fanatisme' »
Grand entretien
Islamologue et frère dominicain installé au Caire, Adrien Candiard vient de publier « Du fanatisme, Quand la religion est malade » (Éditions du Cerf). Il y explique finement qu’il est important de comprendre la rationalité théologique du fanatisme, qui découle de la théologie même.
L’actualité, notamment marquée depuis cinq ans par plusieurs attentats terroristes islamistes, nous rappelle que le fanatisme religieux reste, à divers degrés, une réalité. Pour Adrien Candiard, nous avons tort de ne le traiter que sous l’angle social ou psychologique. Selon lui, le fanatisme religieux a sa propre rationalité, qui découle de la théologie. Par exemple, le hanbalisme (une des quatre écoles juridiques de l’islam sunnites dont sont issus le wahhabisme et le salafisme), par sa transcendance absolue, qui rend Dieu inaccessible, favorise l’idolâtrie des textes, donc le littéralisme et parfois le recours à la violence.
Marianne : Qu’appelez-vous le « fanatisme » ? Pourquoi préférer ce terme à « intégrisme » ou à « fondamentalisme » ?
Adrien Candiard : Je suis allé chercher ce mot qui a un petit côté un peu vieillot parce qu’il me paraît adéquat contrairement aux termes que vous venez d’employer. « Intégrisme » renvoie à une réalité précise : les partisans d’un catholicisme intégral, qui entendent refuser la modernité. Le « fondamentalisme » est un mouvement propre au protestantisme qui se réclame d’une lecture littéraliste de la Bible. L’intégrisme et le fondamentalisme sont d’ailleurs deux choses très différentes. Les doctrines et les pratiques de ces deux mouvements n’ont pas grand-chose à voir. Il me semble que choisir ces termes-là pour désigner des réalités beaucoup plus larges, c’est prendre le risque de « mal nommer les choses » et de faire comme si tout était pareil. Ces réalités religieuses jugées problématiques ne peuvent pas être désignées par un terme très précis, compte tenu de leurs diversités.
Il n’y a par exemple pas de Monseigneur Lefebvre musulman (de la Fraternité Saint-Pie-X, société de prêtres traditionnalistes – ndlr). Parler d’intégrisme religieux pour l’islam n’a donc aucun sens. De même, l’analogie avec le fondamentalisme protestant, moins absurde, serait trompeuse. Nous avons alors inventé le mot-valise « islamisme », qui est d’ailleurs à l’origine d’une partie de nos soucis actuels avec le monde musulman — la distinction entre « islamique » et « islamiste » n’étant pas claire en arabe. Il n’y a pas de mouvement qui se revendique de l’islamisme. Ce mot aux contours flous désigne finalement tout ce que nous n’aimons pas dans l’islam, ce qui fait malgré tout beaucoup de choses. Le voile est-il islamique ou islamiste ? Il devient islamiste à partir de quelle taille ?
L’avantage du mot « fanatisme », c’est qu’il désigne avant tout une attitude, alors que « fondamentalisme », « intégrisme » et « islamisme » sont censés désigner des mouvements. Le terme de « fanatisme » suppose que malgré des différences doctrinales entre tous ces mouvements-là, il y a un point commun qui se voit dans leur attitude.
Les Lumières, qui ont popularisé le concept de fanatisme, définissaient cette attitude comme « irrationnelle » parce qu’elle est intransigeante et mène parfois à la violence. Mais nous aurions tort de considérer le fanatisme comme une espèce de maladie mentale qui découlerait d’un excès de religion. Au contraire, cela a sa rationalité propre et le point clé, selon moi, n’est pas l’excès de religion, mais l’absence de Dieu.
Selon vous l’islamisme est donc un terme un peu flou. Il semble pourtant qu’il en existe une définition acceptée de tous : c’est l’islam politique, c’est-à-dire celui qui veut imposer la charia (qui n’est pas unique) comme droit. Certes, c’est très large, puisque cela va des Frères musulmans au salafisme en passant par le Tabligh ou le Hezbollah…
Lorsque les chercheurs parlent précisément « d’islam politique », cela n’inclut généralement pas le salafisme. Ce courant de l’islam, lui-même assez divers, est d’abord un mouvement de réforme religieuse, dont le projet (contrairement à celui des Frères musulmans, par exemple) n’est pas d’abord politique. Il s’est du reste d’abord répandu comme un mouvement totalement non politisé. C’est pour cela qu’il a prospéré, notamment dans le monde arabe, avec la complaisance des régimes militaires.
Dans l’Égypte des années 1970, par exemple, le président Sadate a voulu à la fois chasser les organisations nassériennes plus ou moins marxistes, très présents chez les étudiants, tout en prenant les Frères musulmans sur leur droite. Il a encouragé des gens encore plus religieux que ces derniers : les salafistes, qui ne faisaient pas de politique. Mais c’est pourtant de ce salafisme que sont nés les mouvements djihadistes qui ont assassiné ce même président Sadate.
Mais tel qu’il est majoritairement vécu aujourd’hui, le salafisme n’est toujours pas un mouvement d’islam politique. Les chauffeurs politiques qui ne veulent pas serrer la main aux femmes, par exemple, ne font pas de politique.
Selon vous, il existe des fondements théologiques au fanatisme. En quoi est-ce si important ?
Il me semble que le fanatisme, avant d’être une maladie psychologique, est une maladie spirituelle. C’est ce qu’on appelle une « tentation ». C’est pour cela qu’il y a une dimension universelle, même s‘il prend des formes différentes : il y a des lieux et des théologies qui le favorisent, mais c’est quelque chose qui naît dans le cœur de l’homme.
C’est pour cette raison que nous pouvons le combattre par la loi, mais nous ne pouvons pas le faire disparaître par la loi. Nous pouvons combattre l’injustice et le mal dans le monde par des lois, mais nous ne pouvons pas en éradiquer la racine. Les lois ne changent pas le cœur de l’homme contre son gré. L’origine de cette tentation du fanatisme, c’est l’idolâtrie : il y a le remplacement de Dieu, qui est infini, par un objet fini.
Pourquoi notre société n’est pas apte, selon vous, à comprendre le fanatisme ?
Nous avons grandi dans une civilisation marquée par le projet des Lumières. Celui-ci découle d’un événement absolument traumatisant pour l’Occident : les guerres de Religion du XVIe siècle, provoquées par un fait inédit en Europe de l’ouest, la cohabitation sur un même espace de deux religions. Ce n’était encore jamais réellement arrivé – le judaïsme y ayant toujours été numériquement marginal. Le résultat a été un conflit extrêmement meurtrier entre deux camps, catholiques et protestants, qui ont fait preuve d’une férocité à peu près égale.
C’est la matrice de l’Europe moderne, qui va notamment favoriser la naissance de l’État. Il a fallu trouver un moyen d’éviter un retour des massacres de la Saint-Barthélemy. La philosophie propose alors comme solution de sortir la religion du débat public, afin de pacifier les choses. Globalement, cela a porté des résultats. Après la Première Guerre mondiale, l’Europe occidentale est, sur le plan religieux, relativement pacifiée. Les convictions religieuses différentes ne provoquent plus de guerre civile.
Or ce modèle, qui nous paraît assez indépassable, semble avoir atteint ses limites. C’est ce que nous voyons tous les jours depuis des décennies, en particulier du fait de l’arrivée d’une nouvelle religion en Europe, l’islam, mais aussi avec les mutations du catholicisme. Ce dernier est devenu par la force des choses une religion minoritaire, en France, et cela a eu des conséquences : les catholiques, minoritaires, éprouvent davantage le besoin de se rendre visibles, après un XXe siècle marqué par des spiritualités de l’enfouissement.
Nous n’arrivons plus aujourd’hui à réduire le fanatisme : l’ancien modèle ne fonctionne plus. Je crois qu’il y a un peu de naïveté à croire qu’il suffit de refaire comme d’habitude pour que cela marche. Contrairement à l’espoir des Lumières, la sécularisation évidente de la société n’entraîne pas la disparition du fanatisme meurtrier, comme l’actualité nous le montre.
Intégrisme catholique, fondamentalisme protestant, ou islamisme : est-ce que tous les fanatismes se valent ? Certains sont-ils plus dangereux que d’autres ?
Bien sûr que non, pas sur le plan moral. Entre quelqu’un qui met son fanatisme dans la longueur ou le nombre de bougies qu’il faut mettre dans l’église pour rendre un culte à Dieu et quelqu’un qui tue son prochain, il y a une vraie différence. Certains fanatismes sont seulement pénibles pour leur entourage, d’autres sont dangereux. La raison à cela est que la théologie sous-jacente, l’objet de l’idolâtrie et les contextes historiques sont différents. Il me semble que prendre en compte la dimension théologique permet de comprendre l’universalité du phénomène et ses particularités. On observe qu’aujourd’hui, le terrorisme religieux ne naît que sur le terreau de l’islam.
Cela ne s’explique pas seulement par la pauvreté, le racisme ou la colonisation. Les Philippines catholiques ne produisent pas de terrorisme catholique. Cela ne signifie évidemment pas que l’islam conduit au terrorisme (il s’agit notamment d’un phénomène historiquement récent, et certainement pas d’une constante islamique ; et le terrorisme n’a de sympathie qu’auprès d’une infime proportion de musulmans), ni que les autres religions en sont par nature immunisées. Cela nous dit, en revanche, que le succès de telle ou telle théologie peut avoir des conséquences sur le choix d’une forme de violence.
Est-ce que cela signifie que le christianisme ou le judaïsme ne peuvent pas conduire au terrorisme ou est-ce lié à un contexte socio-historique précis ?
Je resterai prudent sur le judaïsme, que je connais moins bien, et dont la situation est moins lisible du fait du conflit territorial de l’État d’Israël, où beaucoup de motivations se mêlent. Baruch Goldstein, l’ancien officier qui tué une trentaine de personnes dans la mosquée d’Hébron en 1994, était-il un terroriste religieux ou politique ?
Si nous regardons l’histoire du christianisme, sans parler de terrorisme, nous avons pu arriver à des formes de fanatisme extrêmement violentes, comme lors des guerres de Religion, qui ont longtemps servi de paradigme du fanatisme religieux. Ce n’est pas le terrorisme contemporain, mais, même en partant de l’Évangile, l’être humain peut arriver à des résultats terrifiants.
Enseigner le fait religieux serait-il une solution ?
Je ne suis pas très à l’aise avec l’expression « fait religieux », qui semble définir le religieux comme une simple identité, avec ses fêtes, ses traditions, ses cadres, etc. On risque alors de négliger qu’existe aussi une pensée religieuse, en prenant de haut ce qui est perçu comme des dogmes seulement bons pour les fidèles. Or il me semble que le cœur du problème se joue beaucoup plus dans la pensée religieuse. Nous devons réapprendre à la prendre au sérieux. C’est une pensée qui peut et doit être également rationnelle, que l’on peut discuter.
Une religion tient bien sûr, pour une part, de l’identité reçue ; mais c’est aussi une affaire d’opinion, de conviction. C’est par cette dimension que les religions touchent à l’universel et qu’on peut en discuter.
*Adrien Candrard, Du fanatisme, Quand la religion est malade, Éditions du Cerf, 96 p., 10 euros