À propos de la liberté d’expression

Jean-Marie Petitclerc, salésien de Don Bosco, coordinateur du réseau DBAS

La Croix, journal du 2 novembre

Chacun d’entre nous garde en mémoire tel ou tel souvenir de professeurs qui l’ont considérablement marqué durant sa scolarité, tant ils savaient allier pertinence de leur enseignement et bienveillance à l’égard de leurs élèves. De l’avis de tous ceux qui l’ont eu comme « prof », Samuel Paty comptait parmi ceux-ci. Et l’émotion est grande, dans tout le pays, suite à ce meurtre abject, au caractère complètement inhumain. Et je voudrais d’abord partager la peine de tous ceux qui l’ont connu, les membres de sa famille, ses élèves, ses collègues, ses amis…

Cet épisode tragique fait resurgir, dans les médias, le débat autour de la liberté d’expression. Et, en mémoire de Samuel Paty, tous les élèves de nos établissements scolaires sont invités à réfléchir sur ce thème. Mais derrière l’unité de façade de tous ceux qui, à juste titre, défendent cette liberté d’expression qui constitue un droit fondamental dans notre République, se cache, je crois, une grande diversité de conceptions.

Que faut-il donc entendre par « liberté d’expression » ? Je commencerai par dire ce qu’elle n’est pas. Elle ne consiste pas, comme certains ont tendance à le penser, à pouvoir tout dire, tout écrire, tout dessiner. Il est interdit, par exemple, au nom de cette liberté, de dessiner des croix gammées sur les tombes d’un cimetière. Et éduquer nos enfants à la liberté d’expression ne doit pas leur laisser entendre qu’il leur est permis d’insulter leurs parents et leurs enseignants. Ils leur doivent le respect.

En fait, notre République, dans sa devise inscrite sur tous les frontons de nos mairies, associe la notion de liberté à celle de fraternité. Et, si la liberté est un droit, la fraternité, quant à elle, est un devoir. Vivre en frères ne relève pas du droit, mais du devoir. La liberté d’expression doit donc être associée, à mes yeux, avec le devoir de fraternité, qui impose le respect de chacun dans ses convictions, qu’il soit croyant ou incroyant. Il s’agit donc d’éduquer à la liberté d’expression dans le cadre de ce respect mutuel. Il nous faut toujours apprendre à conjuguer liberté d’expression et devoir de fraternité.

« Qu’on donne ample liberté aux jeunes de sauter, de courir, de crier à cœur joie ! », aimait répéter Don Bosco à ses éducateurs, à une époque où la répression des jeunes qualifiés de délinquants conduisait le plus souvent à leur enfermement. Mais, dans ses institutions qu’il aimait qualifier de maisons, cette éducation à la liberté s’accompagnait toujours de l’apprentissage du respect.

J’en viens alors au fameux « droit à la caricature », dont il est tant question aujourd’hui. La caricature est un art, et, pour ma part, je considère les caricaturistes comme des artistes. Songeons à l’exposition actuelle à Paris des œuvres de Cabu. Il s’agit, pour le caricaturiste, de faire rire, en aidant le lecteur à prendre un peu de distance par rapport à ses préjugés et à ouvrir le champ de sa réflexion personnelle. Mais le but est de faire rire, et non pas de blesser. En ce qui me concerne, je me suis senti parfois profondément blessé par certaines caricatures du Christ au caractère éminemment vulgaire. Alors, je comprends tout à fait la blessure que ressentent certains de mes amis musulmans, lorsque l’on caricature de manière grossière leur prophète. L’œuvre du caricaturiste doit être habitée par le respect des personnes à qui il s’adresse.

Il ne s’agit pas alors, comme je l’entends ici ou là, de vouloir résumer la laïcité au droit de publier n’importe quel type de caricature, mais de rappeler que la laïcité est le moyen que se donne l’État pour être le garant de la fraternité entre tous les citoyens français, quelles que puissent être leurs convictions religieuses ou athées. Telle est, à mes yeux, la conception républicaine de la laïcité : une laïcité de la concorde sociale.

Mais est apparue, au début du XXe siècle, à une époque où l’Église catholique exerçait un véritable pouvoir sur les esprits, – reconnaissons que tel n’est plus le cas aujourd’hui –, une seconde conception de la laïcité que, pour ma part, je qualifierais de laïcisme, où il s’agirait en quelque sorte d’éradiquer le fait religieux. Il n’est alors plus question, pour les institutions de la République, d’être garantes de la possibilité donnée à chacun d’exprimer ses convictions de foi, mais d’interdire en leur sein toute forme d’appartenance à un courant religieux. La laïcité est ainsi érigée en une sorte d’idéologie antireligieuse, bien éloignée de la conception de la loi de 1905. Il s’agit alors d’une laïcité, non pas de la concorde, mais du combat.

Or, si nous voulons dans notre république laïque exiger de tous les musulmans qu’ils respectent ceux qui ne partagent pas leurs convictions religieuses – et c’est d’ailleurs le cas de la grande majorité d’entre eux –, il nous faut aussi respecter leurs convictions, même si elles ne sont pas nôtres.

Le but de la laïcité, c’est la concorde, et non la division, la fraternité et non la fracture. Promouvoir la laïcité, prévenir la violence, c’est éduquer au respect.