Viens et suis-moi
Frères et sœurs, que devons-nous faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? L’homme qui pose cette question à Jésus a compris l’essentiel ; il désire ce que nous désirons nous aussi plus que tout : la vie éternelle. Les animaux cherchent instinctivement à conserver la vie le plus longtemps possible, mais l’homme aspire à davantage. Qu’est-ce que la vie éternelle ? Ce n’est pas seulement la vie qui ne finit pas, car l’existence peut être tellement insupportable, dans certaines situations, que certains cherchent même à y mettre fin. Elle peut aussi être insipide, ou futile. La vie éternelle, c’est celle qui comble l’homme, donnant à chaque instant une valeur inestimable, inoubliable. En un mot, c’est la vie même de Dieu. L’homme de l’évangile a donc bien raison de demander à Jésus le moyen de recevoir cette vie « en héritage », car elle est le plus beau don que Dieu peut léguer à ses enfants[i]. Le Christ lui répond en deux temps, qui correspondent aux deux étapes qui nous acheminent vers la vie divine. Pour commencer, il lui rappelle les commandements donnés par Dieu à Moïse sur le Sinaï. Ensuite, il l’invite à aller plus loin et à tout quitter pour le suivre.
Pour commencer le chemin vers la vie éternelle, il faut pratiquer les commandements du Décalogue. Ils constituent de fait, selon saint Augustin, « un commencement de liberté ». Alors que beaucoup des préceptes reçus par Moïse sont devenus caduques avec le Christ, ceux du Décalogue sont toujours valables, car ils expriment la loi naturelle, inscrite dans notre humanité. Ceci explique que toute la partie morale du Catéchisme de l’Église Catholique est basée sur eux. Avant de les rappeler à son interlocuteur, Jésus lui répond : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Personne n’est bon, sinon Dieu seul. » De cette manière, il suggère que le premier pas à effectuer est de placer Dieu à la première place, et de l’honorer. Il rassemble ainsi les trois premiers commandements, ceux qu’on appelle de la première table : ne pas avoir d’autre Dieu que le Seigneur, ne pas prononcer son Nom à faux, et lui rendre un culte le jour du sabbat. Sans cette première table, la seconde devient un pur humanisme qui peut s’avérer finalement déshumanisant, comme l’expérience du communisme l’a manifesté. Elle est de l’ordre de la foi, de la relation avec Dieu, et précède donc le faire.
Venons-en à la seconde table. Jésus rappelle chacun de ses commandements, en plaçant celui qui demande d’honorer ses parents non en premier mais en dernier, peut-être pour établir une gradation entre les uns et les autres, de plus en plus difficiles à réaliser : ne pas tuer, ne pas commettre d’adultère, ne pas voler, ne pas porter de faux témoignage… Ensuite, au lieu de « tu ne convoiteras pas », Jésus ajoute un commandement qui n’est pas dans le Décalogue, « ne fais de tort à personne », qui inclut les précédents tout en les élargissant : il s’agit d’éviter toute forme de mal. « Honore ton père et ta mère » est le seul commandement à faire le bien, et ouvre à une infinité de possibles. Tous ces commandements sont de l’ordre du faire, répondant ainsi à la question de l’homme riche : « que dois-je faire ? »
La vie éternelle commence donc par l’obéissance à la loi naturelle, c’est-à-dire à ce que nous sommes. Dans la vie spirituelle, avant de parvenir aux voies illuminative puis unitive, il faut passer par la voie purgative. Les Hébreux sortis d’Égypte avaient été libérés de Pharaon, mais pas de leurs penchants mauvais qui les rendaient bien plus profondément esclaves. Les 40 ans dans le désert devaient leur permettre de parvenir à la vraie liberté, condition nécessaire pour jouir ensuite pleinement de la Terre Promise. Le désert est d’ailleurs un lieu propice pour se convertir, et c’est là qu’un certain Charles de Foucauld commença à regretter sa vie antérieure dissolue.
Pour jouir de la vie éternelle, l’obéissance aux dix commandements est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Si vous souhaitez courir un marathon, vous devrez parcourir 42,195 km et pas un mètre de moins[ii]. Constatant que son interlocuteur est fidèle au Décalogue, Jésus l’invite à aller jusqu’au bout du parcours vers le Royaume. Pressentant sans doute qu’il va lui être difficile de le faire, posant son regard sur lui, il se met à l’aimer. Quelle délicatesse de la part du Christ ! Il ne lance pas son invitation d’une manière froide et anonyme, comme on parle à une foule, mais en proposant à l’homme riche d’entrer dans une relation personnelle et amicale. Seulement alors, il lui dit : « Une seule chose te manque : va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor au ciel ; puis viens et suis-moi. » Mais suivre le Christ n’est possible que si le cœur de l’homme est libre de tout autre attachement. L’interlocuteur de Jésus ne l’est pas, car il renonce à suivre Jésus à cause de ses « grands biens ». Résultat : « il devint sombre et s’en alla tout triste » … Quel gâchis ! Cet homme passe à côté du « trésor » véritable, qui est le Christ lui-même, la Sagesse de Dieu à côté de laquelle « tout l’or du monde n’est qu’un peu de sable » (1°lect.) ! Saint Antoine, pour sa part, en entendant cet évangile, quitta tout pour suivre le Christ dans le désert…
Cela signifie-t-il que la richesse empêche de recevoir en héritage la vie éternelle ? En fait, ce n’est pas la richesse elle-même qui constitue l’obstacle, mais l’attachement désordonné à celle-ci. Cependant, il faut bien reconnaître que cet attachement est difficile à éviter. Il arrive souvent que ceux qui possèdent des richesses sont « possédés » par elles, esclaves. Jésus va jusqu’à affirmer qu’il « est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » D’où la question pertinente des disciples, déconcertés : « Mais alors, qui peut être sauvé ? » Ils ont compris que tout homme possède des richesses (matérielles, affectives, intellectuelles..) Même Saint François d’Assise, le poverello, perdit momentanément la paix et la joie, lorsqu’il vit son ordre être guidé par d’autres dans une direction qu’il n’avait pas voulue…La réponse de Jésus est source d’espérance et nous invite à nous abandonner à la puissance divine : « Pour les hommes, cela est impossible, mais pas pour Dieu ; car tout est possible à Dieu ». On rejoint la première béatitude : « Heureux les pauvres de cœur » (Mt 5,3) Même si Dieu nous appelle à collaborer à notre salut, sa grâce est première, c’est pourquoi la vie éternelle est un « héritage », que Dieu veut nous offrir sans aucun mérite de notre part. Jésus a ainsi déplacé la question du jeune homme du faire à l’être, encadrant la pratique des commandements par l’amour de Dieu (qui seul est bon) et de lui-même.
La déclaration de Pierre, qui ressemble à une question (« voilà que nous avons tout quitté pour te suivre »), est elle-aussi fort à-propos, et peut nous aider à nous détacher de nos biens pour suivre le Christ. Jésus, de manière très solennelle, lui répond : « Personne n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs, une mère, un père, des enfants ou une terre, sans qu’il reçoive, en ce temps déjà, le centuple[iii] ». Autrement dit, nous n’avons pas à avoir peur de renoncer à nos biens, matériels ou affectifs, car le Seigneur comble de biens ceux qui le suivent, « en ce temps déjà », avant de leur offrir la vie éternelle « dans le monde à venir[iv] ».
Ainsi, frères et sœurs, n’ayons pas peur de répondre aux appels du Christ. Certains hommes et femmes sont appelés au sacerdoce ou à la vie religieuse. Plus largement, nous sommes tous appelés à la sainteté, par laquelle nous pouvons dès ici-bas goûter la vie éternelle. Prions les uns pour les autres afin que ne partions pas sombres et tristes, quand Dieu veut nous combler de sa joie. Confions-lui nos peurs et nos attachements, sûrs que tout Lui est possible, même nous rendre libres !
P. Arnaud
[i] Le mot « héritage » renvoie à la grâce, car il s’agit de biens que nous recevons sans avoir rien fait pour les mériter. Mais la question « que devons-nous faire ? », elle, renvoie à l’effort de l’homme et donc à son mérite. Dans la vie chrétienne, la grâce et le mérite (et donc la récompense) sont liés de façon inextricable. C’est ainsi que saint Paul peut écrire : « ce que je suis, je le suis par la grâce de Dieu, et sa grâce, venant en moi, n’a pas été stérile. Je me suis donné de la peine plus que tous les autres ; à vrai dire, ce n’est pas moi, c’est la grâce de Dieu avec moi. » (1Co 15,10)
[ii] Lors du marathon de Varsovie 2017, une athlète kenyane était en tête à 800 mètres de l’arrivée et a fini par s’écrouler. Incapable de se relever, malgré l’aide d’un concurrent, elle a finalement été prise en charge médicalement et c’est une Ethiopienne qui s’est imposée !
[iii] Cette parole du Christ répond à tous ceux qui remettent en cause le célibat : il peut être une formidable richesse pour ceux et celles qui le vivent avec le Christ.
[iv] Contrairement aux autres synoptiques, Marc ajoute « des persécutions ». Pourquoi ? Parce que, pour les amis du Christ, elles constituent des biens véritables. Souffrir avec le Christ est une source de grand bonheur, comme la dernière béatitude (Mt 5,11-12) et les saints en ont témoigné.