Pour vous, qui suis-je ?
« Pour vous, qui suis-je ? » Voici la question essentielle que Jésus pose à ses disciples et qu’il pose à chacun d’entre nous. La réponse doit jaillir non de notre seule intelligence, mais de notre cœur car elle implique aussi notre volonté. Jésus n’est-il qu’un personnage lointain que nous croyons être le Fils de Dieu parce que nous l’avons appris au catéchisme ou est-il un ami si cher que nous soyons prêts à souffrir pour lui et avec lui ? La souffrance, naturellement, nous rebute, aussi bien celle qui touche notre prochain (a fortiori s’il est le Sauveur !) que nous-même. C’est pourquoi saint Marc écrit que Jésus « commença à leur enseigner qu’il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup », signifiant ainsi qu’il devrait reprendre souvent cet enseignement afin qu’il pénètre dans le cœur des disciples. Le bon pasteur n’est pas celui qui dit aux brebis que tout va bien se passer, mais celui qui au contraire les avertit qu’elles vont être éprouvées et tentées. C’est pourquoi, après avoir révélé sa véritable identité, celle du Serviteur souffrant, Jésus indique que le véritable disciple doit lui ressembler. Méditons d’abord sur l’identité du Messie, et ensuite sur celle du disciple.
« Pour vous, qui suis-je ? » Lorsque Jésus pose la question à ses disciples, il les accompagne depuis de longs mois. Ils ont pu l’écouter, le voir réaliser des miracles, manger avec lui… Ils sont à Césarée de Philippe, la ville construite à la gloire de l’empereur, César. Pour les gens, Jésus est maintenant considéré comme un prophète, au même titre qu’Elie ou Jean Baptiste. Mais les disciples, qui le côtoient de plus près parce qu’ils ont tout quitté pour le suivre, que croient-ils ? Pierre répond, sans doute au nom de tous : « Tu es le Messie ». Jésus est plus qu’un simple prophète, il est envoyé par Dieu pour sauver son peuple[i].
En entendant cette réponse, Jésus doit être satisfait. D’ailleurs, dans l’évangile de Matthieu parallèle à celui de Marc que nous venons d’entendre, il félicite Pierre pour cette réponse, que son propre Père lui a révélée. Cependant, il défend alors vivement à ses disciples de parler de lui à personne. Pourquoi cette injonction ? Parce que dans l’esprit des Juifs de l’époque, le Messie doit être un personnage puissant, un roi à l’image de David qui chassera les Romains de leur territoire, glorieux à la manière de l’empereur de Césarée de Philippes. Or, telles ne sont pas l’identité et la mission de Jésus. Lui est venu non pour libérer les Juifs de l’oppresseur étranger, mais pour sauver tous les hommes du péché. Comme seule arme, il ne possède que sa Parole. Non seulement il ne fera violence à personne, mais il subira lui-même la violence. Le prophète Isaïe l’avait annoncé de manière saisissante, à tel point qu’on l’appelle parfois le 5ème évangéliste. « Le Seigneur Dieu m’a ouvert l’oreille, et moi, je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé. J’ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient, et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe » (1° lect.). Les quatre chants qui décrivent le Serviteur souffrant sont bien loin de l’image glorieuse du Messie davidique, et il semble que beaucoup de Juifs l’interprétaient comme l’image du peuple souffrant, par exemple lors de l’exil à Babylone.
Conscient de tout cela, Jésus préfère cacher encore son identité messianique à la foule, et en éclairer progressivement le sens à ses disciples. Il se nomme ici Fils de l’homme, allusion à un personnage du livre de Daniel à qui il est remis la royauté, mais au prix d’un combat acharné contre les forces du mal. Dans ce combat, il est épaulé par toute une armée, celle de ses disciples.
Qui est le véritable disciple ? Pour Pierre, le discours de son Maître est inacceptable. Jésus casse le moral des troupes ! Aussi se permet-il de lui faire de vifs reproches. Mais Jésus réagit tout aussi vivement, et il interpelle Pierre en prenant soin que la scène se passe aux yeux des disciples, car ils sont tout aussi concernés : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes ». C’est l’Adversaire qui cherche à tenter Jésus comme il l’a fait au désert, et comme il le fera au pied de la croix. Pierre est encore fragile dans sa foi : après avoir parlé sous l’inspiration de Dieu, il s’est fait le porte-parole de son plus grand ennemi…
Pour expliquer le sens de sa réaction, Jésus appelle la foule et ajoute : « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi et pour l’Évangile la sauvera. » Ces paroles peuvent nous choquer, particulièrement dans notre société individualiste où l’on prône l’auto-réalisation de soi. Elles ont d’ailleurs généré des excès dans l’Eglise, notamment avec le dolorisme ou le jansénisme. Renoncer à soi-même, ce n’est pas se déprécier ou s’annihiler soi-même, mais seulement renoncer à sa volonté propre, comme Jésus le Jeudi saint (lors de la Cène et à Gethsémani). Prendre sa croix, ce n’est pas se chercher des épreuves, mais accepter celles que le Seigneur –ou la vie tout simplement – nous envoient, comme Jésus le Vendredi saint. Suivre Jésus, c’est être capable de ne pas s’arrêter, même lorsqu’il nous conduit sur des chemins ténébreux où nous nous sentons perdus, comme Jésus descendu aux enfers le Samedi saint… Perdre sa vie pour le Christ et pour l’Evangile, c’est les mettre à la première place de nos choix, même lorsqu’ils vont à l’encontre de nos intérêts « mondains ». L’enjeu est immense, puisqu’il s’agit de notre salut. Souvenons-nous qu’il ne suffit donc pas d’avoir la foi pour être sauvés. Il faut aussi que cette foi soit vivante. Aussi saint Jacques écrit : « celui qui n’agit pas, sa foi est bel et bien morte » (2° lect.)[ii]
Et nous, sommes-nous de véritables disciples ? Sommes-nous prêts à souffrir pour le Christ ? Pierre s’est fait reprendre par Jésus à Césarée de Philippe. Au moment de la Passion, il le reniera une seconde fois en refusant de se reconnaître comme son disciple. Mais après la résurrection, lorsque Jésus lui demandera : « Pierre, m’aimes-tu ? », il sera capable de répondre : « Seigneur, tu sais tout : tu sais bien que je t’aime. » (Jn 21,17) Et surtout, quelques années plus tard à Rome, il sera capable de lui donner sa vie. Et c’est bien cela que le Seigneur nous demande : la foi, sans amour, ne peut pas nous sauver. La preuve, c’est que les démons eux-mêmes ont la foi, ils ont même reconnu bien avant les hommes que Jésus était le Fils de Dieu. Notre foi doit être pleine d’amour, un amour tel que nous soyons capables de renoncer à nous-mêmes pour le suivre. « C’est sur la croix que Jésus reconnaît ses vrais amis », disait Marthe Robin. C’est le sens de la Croix glorieuse, la fête que nous avons célébrée hier.
P. Arnaud
Frères et sœurs, parce que la souffrance est une réalité inéluctable de la vie, beaucoup portent des croix mais sans avoir renoncé à eux-mêmes et sans suivre le Christ. C’est pourquoi leur croix les écrase. Or Jésus a dit : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le repos. Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme. Oui, mon joug est facile à porter, et mon fardeau, léger. » (Mt 11,28-30) Acceptons de renoncer à nous-mêmes et suivons le Christ, afin que nos croix deviennent plus légères et plus faciles à porter. Et imitons Symon de Cyrène en aidant notre prochain à porter les siennes. C’est ainsi que nous pourrons goûter pleinement la joie du dimanche, celle de la Résurrection.
[i] Dans l’évangile de Marc, structuré de manière quasi mathématique, on se situe ici à un sommet, qui introduit à la seconde partie qui est celle de la Passion et de la Resurrection. Il est important de noter que l’évènement se situe au moment de la fête de Kippour, seul moment de l’année où le Grand Prêtre pouvait entrer dans le Saint des Saints et prononcer le nom de Dieu, le tétragramme. Un Juif, aujourd’hui encore, refuse de se promener sur l’esplanade du Temple, de peur de marcher sur l’emplacement du Saint des Saints et de conmmettre ainsi un sacrilège… Ici, Pierre agit sans le savoir comme le nouveau Grand Prêtre. Dans les autres versions synoptiques de cet évènement, Jesus va d’ailleurs lui conférer alors les clefs de son Royaume.
[ii] Cette parole corrobore ce que Jésus avait déjà dit dans le sermon sur la montagne : « Il ne suffit pas de me dire : ‘Seigneur, Seigneur !’, pour entrer dans le Royaume des cieux ; mais il faut faire la volonté de mon Père qui est aux cieux. » (Mt 7,21) Elle rejoint aussi saint Paul, qui écrivait aux galates : « dans le Christ Jésus […] ce qui importe, c’est la foi agissant par la charité. » (Ga 5,6)