Que ton Règne vienne !
Frères et sœurs, savons-nous nous émerveiller et rendre grâce au Seigneur pour son Règne qui grandit sous nos yeux ? Nous sommes souvent ingrats envers lui et envers les autres, voyant le verre à moitié vide plutôt qu’à moitié plein, surtout en France où l’esprit critique nous a permis de progresser mais a aussi fait de nous un peuple de râleurs. Certes, les médias nous poussent souvent dans ce sens : comme disait saint François de Sales, « le bruit ne fait pas de bien, et le bien ne fait pas de bruit. » Le père Matthieu Rougé, évêque de Nanterre, écrit que depuis qu’il est né, en 1966, il a toujours entendu que le monde était en crise[i]. Le mal fait tant de ravages dans notre monde que nous pourrions ne plus voir tout le bien qui se fait, souvent très discrètement. Aujourd’hui, le Christ nous invite à rendre grâce et à nous émerveiller devant son Règne qui se développe sous nos yeux, comme les champs avant la moisson, mais souvent de façon voilée. « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux » dit le petit Prince de Saint-Exupéry. L’émerveillement est la caractéristique propre des enfants, et c’est parce qu’elle a cultivé l’esprit d’enfance que sainte Thérèse pouvait déclarer que « tout est grâce ». Mais ce qui est naturel à l’enfant n’est possible chez l’adulte que s’il cultive 3 vertus : le courage, la patience, et l’humilité.
Premièrement, le Christ nous invite au courage. Avant de célébrer dans la joie la moisson, beaucoup de travail est nécessaire. L’agriculteur doit d’abord sarcler le terrain en ôtant les pierres et les mauvaises herbes, puis le labourer pour l’aérer et mélanger les résidus de culture, ensuite semer, mettre de l’engrais, arroser, protéger des animaux, et finalement moissonner.
Dans la parabole, la semence représente la Parole de Dieu, et la terre représente notre cœur. Tout comme nous travaillons pour récolter et gagner notre vie, nous devons le faire pour que Dieu Règne en nos cœurs : « Travaillez à votre salut avec crainte et profond respect » (Ph 2,12). Mais nous devons travailler aussi pour qu’Il Règne dans le monde : « L’ouvrier » mérite son salaire (Lc 10,7) dit Jésus à propos de ceux qu’il envoie annoncer partout la Bonne nouvelle. Ce travail peut être difficile parfois, notamment parce que nous sommes envoyés « comme des agneaux au milieu des loups » (Lc 10,3), et c’est pourquoi le Christ a parlé de « récompense » et de « mérite ».
Le courage est nécessaire, mais pas suffisant. Avant de parvenir à la moisson, il faut beaucoup de patience : après avoir semé en automne, il faut attendre l’été. Pendant l’hiver, la semence est sous la terre, invisible. Les agriculteurs ont du temps pour se reposer, bricoler… Songeons à l’univers, aux milliards d’années entre le big bang et l’apparition de l’homme ! Songeons à nous-mêmes, à ce que nous étions au moment de notre conception !
Notre époque est marquée par la rapidité et même l’instantanéité. Mais la 5G concerne nos appareils hi-tech, pas notre propre croissance. Nous ne sommes pas des machines, mais des êtres vivants, proches du monde végétal que Jésus décrit : « La terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi. Et dès que le blé est mûr, il y met la faucille ». Si nous cherchons à tirer sur une plante, elle ne grandira pas plus vite, elle mourra. Beaucoup de burnouts sont liés à ce non-respect du temps. Certes, le Seigneur nous appelle à la perfection, mais Il nous y conduit petit à petit. « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » a dit Jésus (Jn 14,6), nous devons donc le suivre pas à pas pour parvenir à la vérité et à la vie. Il sait qu’il y a un temps pour tout[ii], et c’est progressivement qu’il nous guide avec l’Esprit vers la Vérité tout entière[iii] : « Par de nombreuses paraboles semblables, Jésus leur annonçait la Parole, dans la mesure où ils étaient capables de l’entendre ». Les paraboles dévoilent et cachent en même temps le mystère du Règne de Dieu. Lors de la dernière Cène, les disciples diront à Jésus : « Voici que tu parles ouvertement et non plus en image » (Jn 16,29) car ils auront alors progressé dans la compréhension du Règne. En déclarant que « le temps est supérieur à l’espace », le pape François nous invite à initier des processus[iv] plutôt qu’à posséder des espaces[v].
La Parole de Dieu ne porte pas des fruits instantanément, cela peut rassurer tous les catéchistes qui jettent la semence : « Nuit et jour, qu’il dorme ou qu’il se lève, la semence germe et grandit ». Sa croissance se fait à travers des déchirures, tout comme nous grandissons nous-mêmes à travers les crises qui jalonnent nos existences. Mais l’important est de cultiver en nous l’Espérance, en fixant nos regards vers la fin. Le Règne de Dieu « est comme une graine de moutarde : quand on la sème en terre, elle est la plus petite de toutes les semences. Mais quand on l’a semée, elle grandit et dépasse toutes les plantes potagères ; et elle étend de longues branches, si bien que les oiseaux du ciel peuvent faire leur nid à son ombre ». Les oiseaux du ciel, ce sont tous les hommes, qui peuvent jouir du Règne, quelle que soit leur religion ou leur croyance.
Le courage et la patience sont nécessaires, mais pas suffisants : il faut y ajouter l’humilité. En effet, rien n’est garanti d’avance et de nombreux aléas – comme les gels tardifs et les orages – peuvent survenir et empêcher une bonne récolte. Nous ne serons définitivement assurés de notre salut et de celui des autres qu’au moment du jugement dernier, après notre mort. L’époque moderne est marquée par le désir de toute-puissance, elle veut tout expliquer et tout maîtriser, depuis la conception des êtres humains jusqu’à leur mort. Mais c’est une illusion. Nous voulons tout savoir ? Les plus grands scientifiques reconnaissent que plus ils apprennent, plus ils sont ignorants. Nous voulons tout maîtriser ? La situation actuelle, aussi bien en France que dans le monde, est si fragile qu’elle devrait nous permettre à tous de devenir plus humbles et plus solidaires, conscients que nous avons besoin de nous soutenir mutuellement, au lieu de nous entredéchirer. Dans la première parabole, Jésus dit à propos du semeur que « la semence germe et grandit, il ne sait comment ». Nous ne pouvons pas tout comprendre, la vie est un profond mystère.
En tant que croyants aussi, nous devons nous méfier du volontarisme. La tentation est grande de penser que nous pouvons « faire notre salut » ou même celui des autres. Saint Paul, ce grand travailleur du Seigneur, l’avait bien compris, lui qui n’a cessé de souligner le primat de la grâce : « Ce que je suis, je le suis par la grâce de Dieu, et la grâce dont il m’a comblé n’a pas été stérile.» (1 Co 15,10) « Prie comme si tout dépendait de Dieu et agis comme si tout dépendait de toi » disaient Luther et saint Ignace.
Pour conclure, frères et sœurs, écoutons ce que le Christ a dit à propos du Règne de Dieu : « On ne dira pas : “Voilà, il est ici !” ou bien : “Il est là !” En effet, voici que le Règne de Dieu est au milieu de vous.” » (Lc 17,21) Le Christ est lui-même le Règne de Dieu. C’est pourquoi les théologiens parlent de ce Règne avec l’expression « déjà là – pas encore ». Il est déjà là en germe, dans la personne du Christ, mais il doit s’étendre à tout l’univers. C’est pourquoi, sans cesse, nous prions le Père : « Que ton Règne vienne ». Emerveillons-nous et rendons grâce pour tout ce qui, en nous et dans le monde, est déjà sous la domination de l’Amour. Mais aussi, travaillons et prions avec courage, patience et humilité pour que cette domination s’étende à tout l’univers. Seigneur, que ton Règne vienne !
P. Arnaud
[i] L’Église n’a pas dit son dernier mot, R. Laffont.
[ii] Si 3,1-15
[iii] Jn 16,13
[iv] « La perfection, c’est le progrès » écrit saint Grégoire de Nysse.
[v] « Le temps désigne les moments qui se succèdent, la fluidité de l’existence et la succession des évènements. Le temps n’est jamais fixe et personne ne peut l’arrêter. Il est impossible d’accumuler les heures et les minutes, de les inscrire sur un compte en banque. Il modifie tout ce qu’il touche. Ainsi le temps transforme l’enfant qui deviendra adolescent, adulte, vieillard. Il a partie liée avec l’inattendu et la liberté. Personne ne sait ce qui arrivera demain et personne ne connaît les défis qui l’attendent sur le chemin.
A l’opposé, l’espace signifie le cadre fixe qui peut être maîtrisé et contrôlé. L’espace de la maison peut être organisé, les meubles bien rangés, la voiture stationnée dans le garage. Je peux embrasser d’un regard tous les livres d’une bibliothèque, bien que je ne puisse lire qu’un livre à la fois. On possède son espace, par exemple son appartement, et on peut installer une caméra ou une porte blindée pour le sécuriser. L’espace permet d’accumuler et il nourrit la volonté de tout contrôler.
Le pape met en garde contre la tentation d’accorder trop d’importance à l’espace. « Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. » (EG 223). Dire que le temps est supérieur à l’espace est une invitation à « initier des processus plutôt que de posséder des espaces. » Cette invitation se traduit alors par une série de déplacements à vivre. Il s’agit de déplacer la priorité donnée au court terme et au résultat immédiat vers le long terme et le résultat durable. Il s’agit de déplacer la recherche d’une prévision parfaite du futur vers l’accueil de l’inattendu. Il s’agit enfin de déplacer l’envie de posséder, de maîtriser et de contrôler vers la mise en mouvement et l’ouverture de processus qui seront poursuivis par d’autres personnes ou groupes.
Privilégier le temps sur l’espace suppose une certaine fragilité, celle de perdre le contrôle total, de se désapproprier du résultat de l’action réalisée, celle d’accepter un résultat différent de celui qui était attendu. C’est précisément cette fragilité qui fait place à l’émergence du nouveau. Tant qu’on reste dans la logique de la maîtrise et du contrôle absolu, on reste dans la répétition du déjà connu. La création n’a pas de place dans la plénitude et la perfection, elle prend forme quand on laisse un certain vide. A l’inverse de l’espace, le temps ne peut pas être possédé. Fabriquer est une manière de posséder l’espace, tandis que créer est une manière d’initier un processus. L’espace a partie liée avec le pouvoir, le temps est de l’ordre du service.
Le pape applique ce principe à tous les domaines de la vie. Il explique entre autre le regard qu’il porte sur les normes. Sans les remettre en question, par exemple dans la vie du couple et de la famille, le pape insistera sur les personnes et sur les chemins qui leur permettent d’avancer aujourd’hui. Ainsi le pape ne privilégie pas l’espace, notamment la norme, mais le temps, c’est-à-dire le cheminement et la croissance des personnes qui ne se font que dans la durée. L’éducation fournit un autre exemple parlant pour l’application de ce principe. « L’obsession n’éduque pas ; et on ne peut avoir sous contrôle toutes les situations qu’un enfant pourrait traverser. Ici vaut le principe selon lequel ‘le temps et supérieur à l’espace’. C’est-à-dire qu’il s’agit plus de créer des processus que de dominer des espaces…. Ce qui importe surtout, c’est de créer chez l’enfant, par beaucoup d’amour, des processus de maturation de sa liberté, de formation, de croissance intégrale, de culture d’une authentique autonomie. » (AL 261)
Un autre exemple peut être pris de la pastorale. Privilégier l’espace signifie d’être dans une pastorale de l’encadrement, de vouloir quadriller l’espace, de continuer à faire comme on a toujours fait, bien que les forces disponibles soient moindres et que l’épuisement guette les pasteurs. Cela signifie d’être dans une pastorale de l’entretien et sans souffle pour la créativité. D’après le pape François, la priorité n’est pas d’agir selon cette logique de l’espace, mais de privilégier le temps, c’est-à-dire d’initier une dynamique, lancer des initiatives nouvelles et sans vouloir tout maîtriser.
Bien sûr, on ne peut pas opposer le temps et l’espace. Le pape lui-même parle « d’espaces de rencontres » dont nous avons besoin. Mais en indiquant ce principe nouveau, il oriente l’Eglise autrement. Il n’est pas certain que fidèles et pasteurs en aient saisi tous les enjeux. »
https://www.eglisejura.com/?p=1294