Je suis venu pour que ceux qui ne voient pas puissent voir[i]

Frères et sœurs, sommes-nous clairvoyants ? Il nous est difficile de voir qui nous sommes (d’où la devise « connais-toi toi-même » des Grecs, reprise par plusieurs saints[ii]), de voir quel chemin nous devons emprunter, de voir Dieu lui-même… La preuve, c’est que nous commettons beaucoup d’erreurs. Puisqu’un malade ne peut guérir que s’il reconnaît d’abord sa situation, reconnaissons d’emblée que nous sommes tous plus ou moins aveugles.  Pourquoi ? Parce que nous vivons dans un monde rempli de ténèbres, à tel point que Paul dit des hommes sans Dieu qu’ils sont « ténèbres » eux-mêmes (2° lect.) Ce constat, même un non-croyant peut l’opérer : dans son allégorie sur la caverne, Platon soulignait déjà il y a 2500 ans que les hommes vivent dans la pénombre, et qu’ils tendent à confondre les ombres avec la réalité, parce que le soleil leur est caché[iii]. Alors, comment guérir de nos cécités et parvenir à la joie d’une claire vision ? L’aveugle-né de l’évangile peut nous y aider : il s’est laissé guérir non seulement physiquement, mais aussi spirituellement. A son école, pour nous laisser guérir de notre cécité, il nous faut faire preuve d’humilité, de courage, et de Foi.

Pour commencer, l’aveugle fait preuve d’humilité. Alors qu’il n’a rien demandé et que Jésus l’a invité à aller à la piscine de Siloé après lui avoir mis de la boue sur les yeux, il accepte de lui obéir. Cet homme est pauvre (matériellement puisqu’il mendie aux portes du temple), mais aussi spirituellement, il sait qu’il n’a rien à perdre. La boue employée par Jésus évoque le geste du potier, et rappelle la création d’Adam : en guérissant l’aveugle, il veut faire de lui un homme nouveau. Elle fait partie du sol, de l’humus, d’où est tiré le mot « humilité ».

Par contraste, les Pharisiens sont orgueilleux, et ils tiennent à leur position sociale. Souvenons-nous de la parabole du Pharisien et du Publicain (Lc 18): alors que le premier rend grâce à Dieu pour ce qu’il est et méprise le second, celui-ci se frappe la poitrine en se reconnaissant pécheur. Or, c’est principalement l’orgueil qui aveugle l’homme. En se prenant pour une sorte de dieu, l’orgueilleux ne voit plus sa condition de créature et de pécheur.

L’humilité nous permet de reconnaître non seulement que nous sommes des créatures, mais aussi que nous sommes pécheurs[iv]. C’est le drame de notre société : parce qu’on a perdu le sens de Dieu, on a aussi perdu celui du péché. Au temps de Jésus, c’est l’inverse : on voit le péché même là où il n’est pas. La cécité, par exemple, est considérée comme le salaire d’un péché, commis soit par l’aveugle, soit par ses parents. Or Jésus déclare : « Ni lui, ni ses parents n’ont péché ». Il n’explique pas le mal, il le combat. Mais la cécité physique n’est pas aussi grave que la cécité spirituelle car celle-ci est bien la conséquence du péché. Aussi, lorsque les Pharisiens demandent à Jésus : « Serions-nous aveugles, nous aussi ? », il répond : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites : ‘Nous voyons !’, votre péché demeure. »[v].

La crise du coronavirus doit nous rendre plus humbles. Comment un être si petit, visible seulement au microscope, peut-il paralyser l’humanité entière ? L’homme du XXI° siècle est aveuglé par son orgueil, il se croit tout-puissant par ses exploits scientifiques, techniques, économiques… Mais nous constatons que toutes nos réussites sont bien fragiles.

L’humilité est nécessaire pour voir, mais pas suffisante : il faut lui associer le courage. Dans le mythe de Platon, l’homme qui est sorti de la caverne doit en faire preuve à la fois pour persévérer lorsqu’il est ébloui par le soleil, pour revenir ensuite vers ses congénères qui sont restés dans la caverne, et enfin pour supporter leurs persécutions (ils veulent le tuer). De même dans l’évangile, l’aveugle guéri doit faire face à l’hostilité des pharisiens, seul parce que ses parents ont pris de la distance « parce qu’ils avaient peur des Juifs ». Mais il ne se laisse pas intimider. Au fur et à mesure qu’ils font pression sur lui pour qu’il rende gloire à Dieu en déclarant  que Jésus est un pécheur, il s’enhardit jusqu’à finir par leur faire la leçon: « Je vous l’ai déjà dit, et vous n’avez pas écouté. Pourquoi voulez-vous m’entendre encore une fois ? Serait-ce que vous aussi vous voulez devenir ses disciples ? » C’est le monde à l’envers : l’élève reprend le maître, malgré les menaces qui planent sur lui. La remise en question évoquée par Jésus est pleinement à l’œuvre. Ensuite, face aux insultes qu’il reçoit des pharisiens, l’homme va plus loin : alors qu’ils refusent  l’origine divine de Jésus, il leur répond : « Comme chacun sait, Dieu n’exauce pas les pécheurs, mais si quelqu’un l’honore et fait sa volonté, il l’exauce. […] Si cet homme-là ne venait pas de Dieu, il ne pourrait rien faire. » Comme il pouvait s’y attendre, il est alors jeté dehors… Saint Paul lui-aussi exhorte les Ephésiens au courage (2° lect.) : « Ne prenez aucune part aux activités des ténèbres […] ; démasquez-les plutôt. »

Grâce à son obéissance et à son courage, l’aveugle-né est maintenant capable d’entrer dans une relation de Foi avec le Christ. Ce ne sont pas seulement les yeux de son corps qui se sont ouverts, mais aussi les yeux de son cœur. Alors qu’il parle d’abord de « l’homme qu’on appelle Jésus », il le qualifie ensuite de « prophète », puis comme venant « de Dieu »,  et finalement comme « Fils de l’homme », son « Seigneur » en qui il croit, et il se prosterne devant lui dans un geste d’adoration. Cet homme a su voir au-delà des apparences. D’une certaine manière, il entre dans la vision divine : divine parce qu’elle lui permet de voir Dieu en Jésus, mais aussi parce qu’elle vient de Dieu. Seul l’Esprit de Dieu peut ainsi permettre à l’homme de voir au-delà des apparences: « Dieu ne regarde pas comme les hommes, car les hommes regardent l’apparence, mais le Seigneur regarde le cœur » (1° lect.)[vi]. Certes, l’entrée dans la Foi a fait passer cet homme d’une solitude à une autre : celle due à sa cécité d’abord, celle due à sa foi ensuite. Mais le Seigneur ne l’a jamais abandonné. Parce qu’il est le bon Berger (psaume), c’est lui qui a pris l’initiative et est allé à sa rencontre, d’abord en le guérissant physiquement, puis en le retrouvant pour lui demander : « crois-tu au Fils de l’homme ? ». La Foi est avant tout un don de Dieu, qui attend une réponse de l’homme.

Comme l’aveugle-né, frères et sœurs, laissons le Seigneur nous guérir de notre cécité. Certes, l’homme ne peut pas parvenir sur terre à une vision parfaite. Comme l’écrivit saint Paul, qui avait recouvré la vue au moment de son baptême, après être devenu aveugle sur le chemin de Damas : « nous sommes en exil loin du Seigneur tant que nous habitons dans ce corps ; en effet, nous cheminons dans la Foi, non dans la claire vision. » (2 Co 5,6‑7) Un jour cependant, si nous nous laissons sanctifier par le Seigneur, nous parviendrons à la vision parfaite, qu’on appelle la vision béatifique : « lorsque le Fils de Dieu paraîtra, nous serons semblables à lui parce que nous le verrons tel qu’il est. » (1 Jn 3,2)… Dans les semaines qui nous séparent de Pâques, soyons humbles, recevons le sacrement du pardon ; soyons courageux, et osons braver le « politiquement correct » quand la Vérité est en jeu ; faisons des actes de Foi, afin de reconnaître Celui qui est toujours présent et agissant au milieu de nous, et qui nous aime au-delà de nos apparences, jusqu’à notre cœur.

P. Arnaud


[i] En ce dimanche de Laetare, l’Eglise nous invite particulièrement à la joie. La couleur rose  – mélange de blanc et de rouge – nous rappelle que la joie ne peut pas habiter dans un cœur qui n’est pas pur (le blanc) et qui n’est pas prêt à se donner (le rouge). Aussi les péchés, parce qu’ils rendent nos cœurs impurs et égoïstes, nous aveuglent et étouffent en nous la joie.

[ii] En Grèce, la devise « connais-toi toi-même » était inscrite sur le fronton du Temple d’Apollon à Delphes, et Socrate la prononça souvent. Elle signifie que l’homme doit prendre la mesure de lui-même, sans se prendre pour un dieu. L’erreur par excellence, pour les Grecs, est de tomber dans l’hybris, c’est-à-dire l’orgueil, la démesure . La morale des Grecs est une morale de la modération et de la sobriété, obéissant à l’adage pan metron (qui signifie « de la mesure en tout », ou encore « jamais trop » et « toujours assez »). L’homme doit rester conscient de sa place dans l’univers, i.e. à la fois de son rang social dans une société hiérarchisée et de sa mortalité face aux dieux immortels.

[iii] Des hommes sont enchaînés dans la caverne. Ils n’ont jamais vu directement la lumière du jour, dont ils ne connaissent que le faible rayonnement qui parvient à pénétrer jusqu’à eux. Des choses et d’eux-mêmes, ils ne connaissent que les ombres projetées sur les murs de leur caverne par un feu allumé derrière eux. Des sons, ils ne connaissent que les échos. Que l’un d’entre eux soit libéré de ses chaînes et accompagné vers la sortie, il sera d’abord ébloui par la lumière. Souffrant de tous les changements, il sera tenté de revenir à sa situation antérieure. Mais s’il persiste, il s’accoutumera et pourra voir le monde dans sa réalité. Prenant conscience de sa condition antérieure, ce n’est qu’en se faisant violence qu’il retournera auprès de ses semblables. Mais ceux-ci, incapables d’imaginer ce qui lui est arrivé, refuseront de le croire : « Ne le tueront-ils pas ? »  demande Platon…

[iv] La notion de péché au sens religieux est absente chez les Grecs, mais très présente chez les Juifs et les Chrétiens. Pourquoi ? Parce qu’elle ne peut apparaître que si Dieu se révèle et nous donne une Loi. Lorsque nous connaissons cette Loi et que nous la transgressons, nous éprouvons de la culpabilité. Est-ce à dire qu’il vaut mieux ne pas connaître la Loi de Dieu ? Non, d’abord parce que cette Loi est bonne et qu’elle nous permet de grandir, ensuite parce que Celui qui nous l’a donnée est un Dieu à la fois juste et miséricordieux, dont nous ne devons pas avoir peur.

[v] Charles de Foucauld fut guéri de sa cécité spirituelle en octobre 1886 dans l’église Saint Augustin, lorsqu’il se confessa à l’abbé Huvelin. Ce n’est qu’à ce moment-là que ses doutes s’évanouirent et qu’il vit enfin clairement l’existence de Dieu, à qui il décida de donner toute sa vie.

[vi] Souvenons-nous aussi de ce que Jésus déclare à Pierre, après qu’il a reconnu en lui le messie, le Fils du Dieu vivant : « Heureux es-tu, Simon fils de Yonas : ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux » (Mt 16,17)