Si quelqu’un veut être le premier

Frères et sœurs, voulons-nous être grands ? Voulons-nous être les premiers ? Vouloir être le premier en classe, ou la première entreprise sur un marché, ou le premier dans son sport, peut procéder d’un désir sain, contrairement à l’idéologie communiste qui cherchait à créer un monde parfaitement égalitaire en empêchant les talents de s’exprimer. L’esprit de compétition peut nous permettre de progresser et de faire fructifier les talents naturels que Dieu nous a donnés. Cependant, il faut reconnaître que le désir d’être le premier procède parfois d’un mauvais esprit : il s’agit alors d’acquérir du pouvoir pour dominer les autres ou de la richesse pour assouvir ses instincts de plaisir. Saint Jacques a parfaitement décrit les conséquences de ce genre de désirs : « Vous êtes pleins de convoitises et vous n’obtenez rien, alors vous tuez ; vous êtes jaloux et vous n’arrivez pas à vos fins, alors vous entrez en conflit et vous faites la guerre. » (2° lect.) Le livre de la Sagesse souligne lui aussi que ce genre de raisonnement peut mener jusqu’à l’élimination des innocents : « Attirons le juste dans un piège, car il nous contrarie, il s’oppose à notre conduite, il nous reproche de désobéir à la loi de Dieu » (1° lect.) Les mauvais instincts qui mènent jusque-là, le meurtre d’Abel par Caïn l’illustre, sont profondément inscrits dans le cœur de l’homme, comme l’ivraie dans les champs. Même les croyants peuvent les voir surgir en eux, comme l’évangile en témoigne aujourd’hui : alors que Jésus vient d’annoncer sa Passion et sa mort pour la deuxième fois, ses disciples ne trouvent rien de mieux que de discuter entre eux « pour savoir qui était le plus grand. » Cet espèce de « contre-pied » aux paroles de Jésus manifeste de la part des disciples non seulement une incompréhension (« ils ne comprenaient pas ces paroles ») mais aussi, plus profondément, un refus, qui explique qu’ « ils avaient peur de l’interroger » et qu’ensuite, interrogés eux-mêmes (« de quoi discutiez-vous en chemin ? »), « ils se taisaient », comme saisis de honte… Alors, comment être délivrés de ces mauvais instincts ? Faut-il étouffer en nous tout désir, tout simplement, comme le bouddhisme nous y invite ? Le Christ nous propose une autre voie, qui conforte au contraire notre désir de vivre, et même d’être grands : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. » Voyons ce que signifient chacune de ces deux invitations, d’abord à l’humilité (être le dernier de tous), ensuite à la charité (être le serviteur de tous).

 

Pour commencer, le Christ nous invite à l’humilité : « si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous ». En enfer, on peut trouver beaucoup de vertus, mais pas l’humilité. Fondement de la vie spirituelle, elle est à la fois mal perçue par le monde, et mal comprise même par certains chrétiens. Elle est mal perçue par le monde, parce qu’elle ne possède pas le rayonnement d’autres vertus comme la force et le courage. Elle est aussi mal comprise par certains, qui en font un synonyme de dépréciation de soi et de pusillanimité. En réalité, l’humilité, qui vient du latin « humus, terre », signifie simplement ne pas oublier qui nous sommes : de pauvres pécheurs, comme nous le disons à la Vierge à la fin de l’Ave Maria. « L’orgueil est le commencement de tout péché » (Si 10,13) parce qu’il nous trompe sur nous-mêmes. Il nous fait oublier d’abord notre condition de créatures. C’est par un tel mensonge, « vous serez comme des dieux » (Gn 3,5), que le serpent de la Genèse a tenté Adam et Eve. Pendant la fête de Souccoth[i], nos frères juifs vont dormir et manger dans une cabane pour se souvenir des 40 ans au désert et de la fragilité de notre condition de créatures. L’orgueil nous empêche également de reconnaître notre péché : après avoir commis l’adultère et le meurtre, le roi David ne s’était pas repenti, jusqu’au jour où le prophète Natan dessilla ses yeux.

Finalement, on peut définir l’humilité comme l’a fait sainte Thérèse d’Avila de manière laconique : « L’humilité, c’est la vérité ». C’est ainsi que le Christ, qui n’est ni une créature, ni un pécheur, est parfaitement humble. Il est capable d’affirmer à ses adversaires : « Amen, amen, je vous le dis : avant qu’Abraham ait existé, moi, JE SUIS. » (Jn 8,58) Pourtant, il a toujours choisi la dernière place, refusant par exemple la royauté que la foule voulait lui conférer après la multiplication des pains (Jn 6,15).

 

En second lieu, le Christ nous invite à la charité : « si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le serviteur de tous. » Si l’humilité est la base de notre édifice spirituel, la charité en est l’accomplissement. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit » et « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22,37‑39), voilà le plus grand commandement. Ce commandement est bien concret, et s’exprime notamment dans le service du prochain, comme Jésus lui-même nous l’a révélé dans la parabole du bon samaritain et dans le lavement des pieds de la dernière Cène.

Alors que le prochain de la parabole est un homme blessé sur le chemin, Jésus tourne aujourd’hui notre regard dans une autre direction : celle d’un enfant. « Prenant alors un enfant, il le plaça au milieu d’eux, l’embrassa, et leur dit : “Celui qui accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. Et celui qui m’accueille ne m’accueille pas moi, mais Celui qui m’a envoyé.” » L’enfant représente l’être fragile par excellence, celui qui a besoin des autres pour vivre. C’est donc d’abord par rapport aux plus fragiles que notre charité doit s’exercer : les enfants (nés et à naître), mais aussi les pauvres, les handicapés, les réfugiés politiques et économiques…

Servir le prochain, en particulier celui qui est fragile, peut s’avérer difficile et même crucifiant. C’est pourquoi le disciple du Christ doit être capable de suivre le chemin qu’il a emprunté, qui est passé par la Passion et par la mort, avant de parvenir à la résurrection.

 

Ainsi, frères et sœurs, le Seigneur ne nous demande pas d’étouffer nos désirs de grandeur, mais de les purifier par l’humilité et par la charité.  En nous faisant les derniers de tous et les serviteurs de tous, nous deviendrons les premiers aux yeux de Dieu. « Serviteur des serviteurs de Dieu » est un des titres du pape, porté d’abord par Grégoire le Grand (590-604) puis devenu un de ses « titres » depuis Paul VI. Plus on monte dans la « hiérarchie » ecclésiastique, plus on doit servir. Mais surtout, plus on reçoit de grâces de la part du Seigneur, plus on doit les faire fructifier (souvenons-nous de la parabole des talents). « À qui l’on a beaucoup donné, on demandera beaucoup ; à qui l’on a beaucoup confié, on réclamera davantage » (Lc 12,48) a dit Jésus. Certes, ce choix de servir dans l’humilité va contre celui du monde, qui nous dresse les uns contre les autres en nous faisant croire qu’il faut écraser l’autre pour prendre sa place[ii]. Il peut aussi nous fragiliser nous-mêmes, car il nous fait sortir parfois de notre « zone de confort » mais c’est pour nous l’occasion de nous remettre avec confiance entre les mains du Père. Alors, non seulement nous n’avons rien à craindre, car le Seigneur veille sur nous plus que sur les moineaux du ciel (cf Mt 10,29), mais nous recevrons la grâce insigne d’être servis par Lui : « Heureux les serviteurs que le maître, à son arrivée, trouvera en train de veiller. Amen, je vous le dis : il prendra la tenue de service, les fera passer à table et les servira chacun à son tour. » (Lc 12,37) Cette semaine, faisons-nous les derniers de tous et les serviteurs de tous, et laissons-nous servir par le Seigneur !

P. Arnaud

[i] La fête de Souccoth, qui débutera mardi et s’achèvera le lundi suivant, est la plus joyeuse et la plus symbolique des fêtes d’automne, c’est une fête de récoltes. Souccoth signifie littéralement « cabanes, huttes». Une souccah est une habitation provisoire qui doit être détruite d’une année sur l’autre. Chaque année, les fidèles juifs construisent à nouveau une petite cabane avec des branches de palmiers, de myrte, de cèdre et de saule dans laquelle ils dorment et prennent leurs repas pendant une semaine. Cette cabane doit absolument être bâtie sous le ciel et non sous un abri. A Jérusalem, on voit ainsi fleurir des cabanes par centaine, dans les rues, sur les terrasses, les balcons ou les toits…

[ii] Dans Le diable s’habille en Prada, Meryl Streep incarne une femme qui a atteint le sommet de la puissance et de la gloire dans le domaine de la mode, mais qui s’est appauvrie en humanité et n’a rien su construire dans le domaine de sa vie privée. Son assistante, lorsqu’elle réalise qu’elle est en train de prendre le même chemin, y renonce pour retrouver ses vrais amis et commencer à exercer le véritable métier qu’elle aime, celui de journaliste.